POOR LONESOME COWBOY JEAN-MICHEL ESPITALLIER, UN GRAND-PERE FANTOME

Dans Cow-Boy, son dernier opus, Jean-Michel Espitallier se penche sur l’image de son grand-père Eugène, jalon d’une généalogie familiale faite de trous, d’oublis et d’absences. Le poète, romancier et biographe, et les trois à la fois dans ce livre si particulier, va tenter de dessiner les contours d’une figure en creux ou fantomatique d’un homme que la famille a toujours enfoui dans une mémoire volontairement oublieuse ou volatile.

JEAN-MICHEL ESPITALLIER

« Mon grand-père s’appelait Eugène. Eugène gardait les vaches. Mais c’était en Californie. Alors Eugène était cow-boy. C’est tout ce que je sais de lui. De son histoire, je ne sais rien. Remplir ce vide avec des choses fabriquées, des jeux de piste et des empilements ».

L’histoire du grand-père sera celle d’une vie « fabriquée » par les mots et l’imagination, dans une écriture qui fera surgir la vie possible d’une vie inconnue, la reconstitution d’une existence dans un assemblage d’épisodes imaginés et de mots gorgés de poésie qui va remplir le vide biographique et familial. Après tout, voilà bien le travail d’un romancier.

JEAN-MICHEL ESPITALLIER
Né dans les Hautes-Alpes, Eugène était sur le seuil d’une vie toute tracée, tradition familiale oblige. « Petits bonheurs sans joie, rêves saucissonnés, plaisir de pure hygiène et monsieur le curé en planque au mirador. » Bref un avenir au format paysan, au milieu des montagnes qui l’ont vu grandir et le verront sans doute mourir, un avenir sans lendemain si l’on peut dire. Effrayé peut-être par ce chemin tout tracé, Jean-Michel Espitallier imagine Eugène pris un jour d’une soif d’aventure et de voyage lointain. « L’appel de l’inconnu », il n’aurait pas été le premier à y céder, d’autres avant lui avaient franchi le pas, une bonne vingtaine de montagnards aventureux de son coin reculé des Alpes. La liste des noms est longue que Jean-Michel Espitallier se plaît à dérouler hypnotiquement – ces listes, anthroponymiques et géographiques, reviendront régulièrement dans le livre -.

Ces paysans curieux d’un ailleurs partiront loin, à l’autre bout du monde, en Amérique, et spécialement en Californie. Alors, pour Eugène, à son tour, direction la gare de Gap d’où le train les emmènera – Louis, le frère, est à ses basques – jusqu’au port du Havre. Et la France des paysages, qu’Eugène ne connaissait que dans les manuels de géographie de l’école républicaine, va défiler à travers la fenêtre du wagon comme sur un écran de cinématographe. Du Havre et neuf jours de navigation plus tard, les deux frères débarqueront à Ellis Island. « Toute la misère du monde vient s’échouer ici pour y tenter sa chance, fuir les persécutions, la pauvreté, l’ennui, les ennuis. […] Alors tout ce beau monde de loqueteux et de petites gens se pressent au portillon, tête baissée mais pas pour longtemps, montrant les dents, définitivement désolidarisés des autres pauvres. […] Dans peu de temps, l’autodéfense leur sera une hygiène morale et la propriété privée une cause inaliénable. » L’esprit de la conquête de l’Ouest rentrera vite dans la tête de ces pauvres hères en quête de vie meilleure !

Et la Californie où arriveront nos deux jeunes gaillards, est alors un « décor à dinosaures sans les dinosaures », une contrée qui va passer à la vitesse de l’éclair « de l’âge de pierre à la modernité. » Trains, poteaux télégraphiques, pétrole, derricks, or, chambouleront sous-sols et paysages, Indiens et buffles seront massacrés, vite remplacés par les esclaves venus d’Afrique, les vaches, les bœufs et les taureaux. La conquête, champ de tous les possibles, transformera promptement plaines, vallées, montagnes et populations. « L’Amérique s’est inventée sous deux figures, celle du rêveur et celle du malin. Le rêveur rêve et le malin fait du commerce. » En de courts chapitres nourris de superbes et poétiques métaphores, raccourcis et ellipses, intitulés on ne peut plus sobrement « America », « La Californie », « Là-bas », Jean-Michel Espitallier nous brosse un saisissant tableau de la naissante, idéaliste, industrieuse et impitoyable Amérique à laquelle Eugène et son frère ont dû se frotter. « Écoute, Eugène, et prends des notes ! »

Et c’est comme s’ils prenaient des notes, en effet, nos deux émigrés des Alpes, en observant un pays « actionné par une machine en mouvement, […] Ça travaille, ça construit, ça empile, canalise, ça monte, ça cloue, ça ajuste, ça creuse, ça coffre, ça endigue, ça visse […] ça stocke, ça transporte, […] ça frappe, ça branche, ça emboutit. Et donc ça garde les vaches et les moutons. » Car c’est pour ça qu’ils sont venus, ces deux vachers transplantés de leur carré d’herbe verdoyante et fraîche des montagnes alpines aux grandes plaines arides et poussiéreuses du Far West.

Jean-Michel Espitallier imagine le vertige des deux petits Français devant ce pays sans limites où tout est à faire et à construire, un pays tourbillonnant d’actions et de réactions, capable d’une épouvantable violence sociale et raciale comme des plus belles luttes et élans démocratiques, un pays qui va voir naître, dans les années américaines des deux petits frenchies, spectacles et films, Chaplin et Buster Keaton – « l’Amérique se pomponne pour entrer au cinéma » -, musique et littérature, Tennessee Williams et Louis Armstrong, un pays du pire et du meilleur, un pays « plein de salopards, Buffalo Bill exterminateur de bisons pour alimenter les employés du chemin de fer du Kansas et faire crever les Indiens, Henry Ford antisémite notoire décoré par Adolf Hitler et qui pactisa avec les plus crasseuses pègres du pays. » Mais un pays où Eugène voudra vivre désormais, même abandonné de son frère Louis, parti ailleurs encore, dans ce pays sans frontières, chercher une autre fortune.

Solitude soudaine, le voilà devenu lonesome cow-boy. Eugène y résistera-t-il ? Les vaches ont dû finir par l’ennuyer, « son extrême présent sent la vache et la poussière, pas une minute à soi pour rêvasser. » Même une union avec une Américaine – « Mexicaine fraîchement immigrée » -, peut-être quelques enfants à la clé, une fortune faite dans la boulange – adieux les vaches ! – n’empêcheront pas Eugène de rêver un jour lui aussi de ses montagnes natales. L’Amérique après tout n’est que cela, une terre de mélancolie « où plane un immense mal du pays », et ce n’est pas la longue liste – encore une ! – de noms et de lieux venus du Vieux Continent qui dira le contraire : « Montpelier (Vermont), Naples (Floride), Alexandria (Indiana), Berlin (Connecticut), Palestine (Texas), Babylone (New York), Brighton (Colorado), Lebanon (Indiana)… »

Retour en France donc : « Partir mais à l’envers », comme on rembobinerait un film, direction l’Est des États-Unis – « c’est déjà la banlieue de l’Europe » -, traversée en train, découverte des paysages, pas ceux du Grand Ouest, et voilà une nouvelle leçon de géographie vivante, comme entre Gap et le Havre il y a quelques années, enfin arrivée à New York : « New York ! Eugène a-t-il vu le fouillis acier béton entrepôts quais grues échevelé de fumées ? Le ballet des remorqueurs et des trains de péniches transportant wagons, machines, marchandises ? Et les ferries approchant la gare maritime sur l’East River, du côté de Battery Park ? Les a-t-il vus déverser leurs flots d’hommes en gabardine, costume, chapeaux mous courant sur le bitume vers des bureaux à palanquées de machines à écrire et liasses de papiers carbone ? »

Voilà une chose sûre, au moins, pour le petit-fils qui a imaginé le périple américain du grand-père : Eugène est revenu au bercail. L’histoire de l’aïeul envolé outre-Atlantique, cette fois, est connue, sinon détaillée. L’Américain sera vite happé par une famille du cru, celle de Marie-Rose, très jeune fille, « dix-sept ans, longiligne, attache fine, petite poitrine, port élégant » prise sous le charme de l’Américain. Et inversement. L’amour les foudroie, elle sera « son nouveau monde ». « Tumulte intérieur sur lequel il faut faire silence », on ne se dit pas je t’aime, c’est la règle dans ces familles cadenassées et « tribus à chapelets ». Le destin de couple y est toujours « administratif et catholique », et surtout sous le contrôle d’une belle-mère, Mathilde, raide et inquisitrice à souhait, du même âge que le futur gendre, ce qui n’arrangera pas les affaires d’Eugène. « Le cow-boy semi-nomade, plein d’infinies prairies et de troupeaux géants, se voit proposer une sédentarisation confortable avec avantages fonciers et petits arrangements. Tu voulais des vaches, en voilà ! Les Hautes-Alpes donnent dans le bovin. […] Si tu repars, tu meurs. » Le doux Eugène cédera, avalé par « ce rigorisme que sculptent les vies désossées de plaisir sur lesquelles planent les crucifix. »

À l’aller comme au retour d’Amérique, la vie d’Eugène restera marquée de mystère et de flou. Le petit-fils sèmera donc son récit d’une multitude de « peut-être », d’interrogations, de tâtonnements et d’hypothèses narratives qui ouvrent tout le champ des possibles faisant de ce livre une suite de conjectures, un morceau de vie supposé, complexe, ambivalent, énigmatique et au final introuvable. Le père de Jean-Marie lui-même, claquemuré jusqu’à la fin de sa vie dans le mutisme familial, n’aura jamais su ni pu donner la moindre clarté et certitude sur cette existence à un fils qui, faute de savoir, a donc imaginé le vibrant et poétique livre d’aventures d’un grand-père, poor and lonesome cow-boy. Après tout, « tant mieux, quand on voit on n’imagine plus. » Ce sont les mots de Jean Giono, mis en exergue de ce texte singulier et enchanteur.

Cow-boy, de Jean-Michel Espitallier, Éditions Inculte (Paris), 15 janvier 2020, 131 pages, ISBN 978-23-60840-22-9, prix : 11.99 euros.

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JEAN-MICHEL ESPITALLIER
Photo : Hannah Assouline

 

JEAN-MICHEL ESPITALLIER

Né en 1957, Jean-Michel Espitallier est l’auteur d’une vingtaine de livres, dont Salle des machines (Flammarion, 2015), Tourner en rond : de l’art d’aborder les ronds-points, (PUF, 2016), De la célébrité : théorie et pratique (Pocket, 2016), Syd Barrett, le rock et autres trucs (Le Mot et le Reste, 2017). Ses deux ouvrages sur la poésie contemporaine, Pièces détachées et Caisse à outils (Pocket, 2011 et 2013) sont devenus des classiques. La première année, poignant ouvrage sur son épouse disparue, fut déjà édité par les Éditions Inculte en 2018.

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