Le livre La cuisine des maisons de plaisir italiennes est un objet singulier, à la croisée de la gastronomie, de l’histoire sociale et de l’érotisme. Publié par les très exigeantes Éditions de l’Épure, ce petit bijou éditorial a été exhumé par un bibliophile italien à Forlimpopoli, ville natale de Pellegrino Artusi, père de la cuisine italienne moderne. Dans ce contexte déjà hautement symbolique, le manuscrit retrouvé, relié à la main et conservé dans un état remarquable, semble provenir d’une maison close active dans les années 1920-1930, sous Mussolini. Il est à la fois carnet de recettes, journal d’ambiance, recueil de souvenirs — un livre à savourer autant qu’à feuilleter. Bref, une découverte bibliophile pleine de parfums interdits…
Les maisons de plaisir : épicentres de la sensualité italienne
En Italie, les maisons closes (ou case di tolleranza) furent longtemps des institutions discrètes mais structurantes. Jusqu’à leur fermeture par la loi Merlin de 1958, elles faisaient partie intégrante de la vie urbaine. C’est dans ces lieux à la fois transgressifs et codifiés que s’est développée une cuisine à part : simple, réconfortante, sensuelle, souvent préparée par les tenancières elles-mêmes ou par une cuisinière de confiance. Les plats servaient autant à sustenter qu’à séduire, à créer une atmosphère de chaleur, de proximité, voire de tendresse.
Une cuisine du plaisir, par et pour les femmes
Ce qui frappe dans ce recueil, c’est la tonalité féminine de la cuisine : ce sont des recettes pensées par des femmes pour des femmes — les pensionnaires — mais aussi pour leurs clients. Il ne s’agit pas d’une cuisine de grand restaurant, ni de plats bourgeois. C’est une cuisine rustique, régionale, souvent pauvre, mais pleine de malice et de goût. On y trouve de nombreuses recettes de cucina povera revisitées pour flatter les papilles et éveiller les sens.
Quelques plats emblématiques tirés du livre
La Puttanesca ou l’éloge de la provocation
C’est peut-être le plat le plus célèbre à porter les traces d’un passé sulfureux. Spaghetti alla puttanesca, littéralement « à la manière des prostituées », marie olives noires, câpres, tomates, ail, anchois, et parfois piment. Son origine exacte fait débat : certains la disent napolitaine, d’autres romaine. Ce plat simple, rapide à préparer, était idéal dans les maisons closes : peu coûteux, énergisant, et très parfumé, il éveillait l’appétit et les sens. Le livre raconte qu’il était souvent servi tard le soir, entre deux visites, ou pour les pensionnaires après une journée harassante.
- Les spaghetti, bien enrobés de sauce rouge vive ;
- Les tomates concassées, encore visibles par morceaux ;
- Les olives noires entières, charnues et brillantes ;
- Les câpres, petites touches vertes piquantes ;
- Les gros filets d’anchois, mis en valeur au-dessus des pâtes, assumant leur rôle central ;
- Le persil plat frais, qui apporte de la couleur et une pointe de fraîcheur ;
- Et la possible présence de piment, suggérée par la vivacité de la sauce.
Les œufs à la florentine revisités
Dans une maison close de Florence, une recette d’œufs pochés posés sur un lit d’épinards, nappés d’une sauce béchamel légère au parmesan, servait de petit déjeuner « pour dames fatiguées et messieurs affamés ». Nourrissant mais élégant, ce plat rassasiait sans alourdir.
Les moules de la mer Tyrrhénienne
Dans un bordel de Livourne, une recette de moules au vin blanc, ail et persil, accompagnées de croûtons aillés, était réputée pour ses vertus aphrodisiaques supposées. Les coquillages, avec leur texture et leur parfum iodé, figuraient parmi les mets les plus prisés pour « mettre l’ambiance » dès le début de soirée.
La polenta rose
Dans une maison de Milan, une polenta agrémentée de betterave rouge et de fromage de chèvre formait un plat aussi coloré que généreux. Sa teinte rosée, presque provocante, en faisait un clin d’œil discret à la fonction du lieu.
Une cuisine de mémoire et d’ambiance
Le livre ne se contente pas de donner des recettes : il les met en scène. Chaque plat est entouré d’anecdotes, de dialogues parfois crus, de souvenirs de femmes qui se racontent en creux. On y apprend, par exemple, que certaines recettes étaient réservées aux habitués de la maison ; d’autres étaient servies les jours de pluie, ou les soirs de carnaval, où la clientèle affluait plus nombreuse. Et, au milieu de l’ouvrage, une suprise sous forme d’une frise très… suggestive… qui provient du livre original.
Un passage décrit une « soupe de consolation » servie aux nouvelles arrivantes, souvent très jeunes, venues de Calabre ou de Sicile, déboussolées par la ville. Il s’agissait d’une minestrone très riche, presque sucrée, qu’une des cuisinières appelait il conforto, le réconfort.
Ce livre agit comme un révélateur : il montre que la cuisine populaire italienne ne s’est pas seulement façonnée dans les familles, les campagnes ou les trattorie, mais aussi dans ces lieux cachés, interdits, où le corps et le plaisir étaient au centre de tout. On y découvre une culture culinaire parallèle, faite d’expédients, d’imagination, de partages et d’émotions. C’est aussi un document féministe à sa manière, donnant voix à celles que l’histoire a souvent fait taire. Comme toujours chez L’Épure, l’édition est soignée, presque fétichiste : couverture sobre, papier épais, mise en page élégante. Le livre se lit comme un roman, mais peut aussi se cuisiner comme un grimoire. En fin d’ouvrage, une annexe propose même un petit lexique des termes argotiques employés dans les bordels italiens, mêlant italien, dialectes et français.
Titre : La cuisine des maisons de plaisir italiennes 1929
Auteur (2025) : Alessandra Pierini
Éditeur : Éditions de l’Épure
Collection : Hors collection
Année de publication : 2023
Nombre de pages : 96
Format : Broché, couverture à rabats
ISBN : 9782352554309
Prix public : 28,00 €
Langue : Français (traduction/adaptation d’un manuscrit italien d’époque)
Disponibilité : En librairie indépendante et sur www.epure-editions.com