Danser les ombres de Laurent Gaudé, un hommage fraternel à Haïti

 Pour écrire un roman sur Haïti, l’un des pays les plus pauvres du continent américain soumis à des années de dictature et aux forces des éléments naturels, il faut soit la poésie et l’onirisme de Lyonel Trouillot ou de Gary Victor, soit la dimension théâtrale de Laurent Gaudé. Chose faite avec Danser les ombres.

Comme dans Le soleil des Scorta, tout commence avec un pauvre hère, une silhouette fantomatique et carnavalesque qui erre dans les ruelles trop chaudes de Jacmel. L’esprit Ravage « celui qui renverse la vie des hommes » cherche sa proie et s’arrête devant Lucine effrayée. Mais c’est sa sœur, Antonine, qu’il est venu chercher. Nine, simple d’esprit qui aguiche les hommes, pleure quand ils lui font mal, laisse sur terre ses deux sœurs et ses deux enfants. Lucine retourne alors à Port-au-Prince, ville qu’elle avait quittée cinq ans auparavant pour aider ses sœurs, abandonnant alors des études de droit et sa lutte politique. Elle doit trouver un des pères des enfants de Nine et lui demander un peu d’argent. Ses retrouvailles avec Port-au-Prince, ville fourmillante, font revenir tant de souvenirs.

Les personnages chez Laurent Gaudé sont importants. Il faut savoir montrer leurs particularités, leur histoire, leur grandeur pour ensuite tisser les liens de fraternité ou de rancœur. L’auteur passe donc du temps à nous les présenter.

Laurent Gaudé

Saul, fils adultère du riche Raymond Kenol et de sa bonne, a toujours refusé de porter le nom de ce père. Il a pourtant été adopté par ses enfants légitimes, Emeline et Auguste. Il s’est battu contre la dictature aux côtés d’Emeline et de son amie Lucine. Mais sa fuite l’a empêché d’obtenir son diplôme de médecin. Son cœur bat pour les défavorisés et il préfère soigner dans les bidonvilles plutôt que dans les riches maisons. Il porte « le pays dans les yeux. »

Et puis, il y a ce groupe d’amis de tous âges qui représente les différentes étapes de la lutte politique contre les Duvalier et Aristide. Le patriarche, Tess aime recevoir ses amis, Pabava, Boutra, Mangecul, le facteur Sénèque dans son havre de paix, Fessou, un ancien bordel où chacun aime converser et parler de politique. Et même si rôde encore Matrak, un ancien tortionnaire Tonton Macoute, les souvenirs des tortures s’estompent avec le rire de ces jeunes élèves infirmières ou de la belle Lucine.

Ce qu’elle avait senti dans la maison que ces hommes se partageaient avec une tranquille évidence était ce qui ressemblait le plus au bonheur. Elle les avait regardés les uns après les autres, se disputer joyeusement ou discuter avec un profond sérieux sur l’état du monde comme s’il était réellement en leur pouvoir de le changer

Mais c’est ce moment paisible après « toutes ces années où il a fallu s’arc-bouter contre la tyrannie et l’ignorance » que la nature choisit pour faire trembler la terre. Avec une écriture qui traduit ce cataclysme épouvantable, l’auteur nous fait vivre ces quelques secondes qui détruisent la ville et jettent dans la rue les morts et les vivants.

Ce n’est d’abord qu’un grondement, l’oscillation anormale des murs… La terre n’est plus terre, mais bouche qui mange. Elle n’est plus sol, mais gueule qui s’ouvre…. Trente-cinq secondes où les murs se gondolent, où les pierres font un bruit jamais entendu, jamais ressenti de mâchoire qui grince….Hommes, ce qui est sous vos pieds vit, se réveille, se tord, souffre peut-être, ou s’ébroue. La terre tremble d’un long silence retenu, d’un cri jamais poussé.

Le malheur frappe au hasard et la fraternité du peuple prend toute sa force en tentant de sauver des vies, en écoutant et portant les accablés. Laurent Gaudé sort de ce tumulte des grandeurs d’âme. Telle la blanche Lily, atteinte d’une maladie incurable et sortie des chambres aseptisées des hôpitaux de Miami qui retrouve son identité dans les rues insalubres ou la vieille Kenol, « telle une impératrice » hostile à la pauvreté ouvrant sa maison au peuple meurtri.

La rencontre entre Haïti et Laurent Gaudé semble évidente. Ce grand tragédien au style lyrique trouve en ce peuple marqué, mais profondément humain, fraternel une source naturelle de personnages épiques dans un environnement aux cultures vaudou où le lien entre vivants et esprits est constant.

Danser les ombres, vivre une dernière fois des rencontres entre les vivants qui se doivent de continuer et les morts qui profitent des failles de la terre pour tenir une dernière fois la main de leurs proches ou se venger d’un tortionnaire. Cette danse macabre est pourtant d’une beauté étrange, et le roman conclut sur un signe du refus de renoncement d’un peuple malgré les misères et les violences subies.

Danser les ombres Laurent Gaudé, Actes Sud, janvier 2015, 256 pages, 20 euros 

Laurent Gaudé est né en 1972. Romancier, nouvelliste et dramaturge, son œuvre est traduite dans le monde entier et publiée chez Actes Sud.

Il est notamment l’auteur de La mort du roi Tsongor (2002, prix Goncourt des lycéens 2002, prix des Libraires 2003), Le soleil des Scorta (2004, prix Goncourt 2004). 

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Marie-Anne Sburlino
Lectrice boulimique et rédactrice de blog, je ne conçois pas un jour sans lecture. Au plaisir de partager mes découvertes.

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