Un écrivain de Dinard, L’œuvre de David Shahar et Madeleine Neige, sa voix française

Il y a à Dinard une rue David Shahar, dont beaucoup ignorent l’origine. Présentation.

David Shahar est un écrivain israélien, né à Jérusalem en 1926, cinquième génération d’une famille hongroise émigrée en Palestine au début du XIXe siècle. Commandeur des Arts et des Lettres, il reçut en France, en 1981, le prix Médicis. Son œuvre publiée en français doit tout à sa compagne, Madeleine Neige, décédée le 14 juillet 2011 en sa 86e année, et qui partageait son temps entre Dinard, où David Shahar composa une partie de son œuvre, et Meudon, où ce dernier mourut, en 1997. Elle fut sa traductrice exclusive, composant avec lui un glorieux couple littéraire, comme l’histoire de la traduction en connaît quelques-uns : Valérie Zenatti & Aharon Appelfeld, Pascale Delpech & Danilo Kiš, Josée Kamoun & Philip Roth ou Laure Bataillon & Julio Cortázar.

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David Shahar

Madeleine Neige, originaire de Roubaix (où elle repose désormais), après de brillantes études, notamment d’hébreu, dirigea le département hébraïque à la Bibliothèque Nationale, de Paris. Dans le choix de cette langue entrait aussi, pour une large part, l’ineffable mémoire d’une lointaine ascendance juive, du moins le croyait-elle. Toute acquise à cet héritage, elle mit son grand talent de traductrice (prix Halpérine-Kaminsky) au service de ce seul auteur, aujourd’hui quelque peu négligé, mais les bibliothèques ne sont pas vraiment des cimetières de livres, et il ne tient qu’au lecteur d’opérer leur résurrection.

Chantre de Jérusalem, il bâtit un cycle de sept romans qu’il baptisa Le Palais des vases brisés, et qui constitue une belle et émouvante chronique de Jérusalem sous le mandat britannique, entre 1920 et 1930. Au premier temps, nous vivons Un été rue des prophètes, puis l’écrivain nous invite au Voyage à Ur en Chaldée, sur les traces d’Abraham, le premier des patriarches et des nomades :

« Par les claires nuits d’été, j’entendais retentir les notes du piano enfoui dans la maison invisible derrière le mur de sa haute enceinte. Elles vibraient tout au long de la rue des Prophètes et entraient par les fenêtres de la maison, grandes ouvertes sur les étoiles du ciel. Parfois les arpèges tombaient comme des gouttes dans les chansons arabes venues d’au-delà de la porte de Sichem ou du quartier de Mousrara, s’engouffrant par la fenêtre ronde de l’est. Alors l’air nocturne tremblait d’une tension croissante car les rythmes occidentaux ne se diluaient pas dans les mélodies orientales pour fédérer des harmonies nouvelles – comme il arrive souvent qu’une œuvre musicale absorbe une mélodie étrangère, l’assimile et s’en nourrisse. Les gouttes de piano, au contact étranger, se cristallisaient en une matière explosive que la moindre étincelle risquait de faire éclater ». (Un Voyage à Ur en Chaldée, Gallimard, 1980)

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Puis il évoque, au 4e temps, la femme de tous les rêves, Nin-Gal :

« Nin-Gal m’était apparue, la nuit, à la lumière des flammes du feu de camp, avant même que je sache qu’elle était Nin-Gal – cela s’était passé juste après que Shoshi fut entrée dans la chambre d’Eshbaal Ashtarot sans sonner et sans frapper. Elle était assise sur un rocher et je voyais son profil sous l’abondante chevelure noire dont la tresse ceignait sa tête comme une couronne – la peau claire de la tempe, l’arc du sourcil, la ligne des hautes pommettes, le nez légèrement retroussé, les lèvres pleines qui s’ouvraient en chantant sur une rangée de dents scintillantes de blancheur sous l’éclat du feu et l’œil de biche dont le regard humide laissait filtrer la lumière d’un rêve. » (Nin-Gal, Gallimard, 1985)

Il nous fascine tout au long de ce cycle romanesque, avant de tirer sa révérence, au septième volume : La Nuit des idoles. Mais par ailleurs, David Shahar a publié les jolis contes de La Colombe et la lune et des Petits péchés, car son talent est surtout celui du conteur ; ainsi qu’un roman sur l’espionnage israélien, L’Agent de Sa Majesté, qui nous plonge dans les trente années qui vont de la Seconde Guerre mondiale à la Guerre de Kippour.

Cet homme, si pénétré d’histoire juive, considérait le judaïsme non comme un malheur, ainsi que le prétendit le poète juif allemand Heinrich Heine, mais comme un bonheur : la Bible, de la Torah aux Prophètes et aux Écrits, était pour lui un trésor de contes, d’aventures et de légendes. Son œuvre est pleine de joie, de vitalité, de truculence,  d’humour, et surtout d’amour.

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L’idée initiale, celle de la « brisure des vases », puise aux croyances de la Kabbale, et plus particulièrement au grand sage de Safed, au XVIe siècle, Isaac Louria et sa notion du Tikkoun olam – « réparation du monde » : Dieu, dans sa lumière éblouissante, a inondé le cosmos d’un trop plein qui a fait exploser sa Création et a donc donné naissance au mal. Dès le premier volume des Vases brisés nous faisons la connaissance d’un personnage qui porte précisément le nom de Gabriel Louria, et qui fascine le narrateur en lui révélant le miracle de la lumière et de la nuit :

« Le cierge solitaire dans son coin protégé continuait à faire monter tout droit sa flamme en forme de poire. Gabriel retourna s’asseoir sur l’escabeau et s’enroula dans une couverture pour contempler la flamme au bruit des vagues qui explosaient sur les rochers au-dehors. À nouveau, dans les mugissements du vent, se mêlaient des bribes de voix humaines, des cascades de rires enfantins qui réchauffent l’âme mais, cette fois, il ne se précipita pas dans la tempête. Le cœur serré, il demeura assis à l’abri des murs pour savourer la sérénité dispensée par la petite langue de feu chaleureuse, séparée du bruit et de la fureur déchaînés sur le monde et pour jouir du feu d’artifice dont les couleurs brillantes éclataient tout en haut, illuminant de leur scintillement l’obscurité du dôme de l’âme. » (La Nuit des idoles, Laffont, 1997)

Shahar avait-il lu Bachelard ? On ne peut s’empêcher, en le lisant, de penser à La Flamme d’une chandelle. Le romancier tente de parcourir ces vases, ces palais de la mémoire, et opère une autre recherche du temps perdu. Son œuvre, sans être mystique, veut être constat du mal et réparation des torts faits à l’homme et la femme. Comme toute grande œuvre, elle apparaît comme une mise en ordre du désordre existentiel, et c’est pourquoi, pour nous qui vivons dans l’angoisse, le stress et le manque ─ ce que Sartre appelait « le trou dans l’être » ─, l’œuvre de Shahar est hautement gratifiante. À la parution de son œuvre à Paris, on n’a pas manqué de souligner, comme au Monde l’éminente Jacqueline Piatier, le caractère proustien d’une œuvre qui fait constamment retour à l’enfance et déroule les lignes du récit comme de pieux phylactères.

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Avec au centre, la description de la Jérusalem d’avant la guerre, une cité colorée, métissée, pleine de ferveur et de religions contrastées mais vivant pacifiquement, dans une sorte de jovialité orientale qui s’élève comme le fumet du café turc, qui fait encore le charme des vieux cafés de la ville sainte. Exhalant l’amour et le distillant, la cité de David – prénom de l’auteur – et du Cantique des Cantiques de Salomon, est abondamment glosée dans ses romans :

« Salomon le roi bâtit le Saint des Saints à Yahveh son Dieu et il écrivit le Cantique des Cantiques pour la plus belle de ses mille femmes. Son Saint des Saints a été détruit mais le Cantique des Cantiques écrit pour elle demeure et vit et en lui se manifeste à tous les yeux capables de voir le secret de l’odeur de son amour pour elle qui est le secret de la cassolette de parfums dans le Saint des Saints ». (Le Jour de la Comtesse, Gallimard, 1981)

Mais cet écrivain nomade se plaît aussi au rêve d’Abraham s’exilant d’Ur en Chaldée, au premier temps du récit, après avoir brisé les idoles de son père, que l’on retrouvera en clôture du cycle, sous forme allégorique, dans La Nuit des idoles.

Nous entrons avec lui dans cette œuvre solaire – Jérusalem est cité de soleil – par cette phrase initiale :

 « Le soleil a pris la Tour du Sultan dans un filet de lumière. Je sautai du lit et courus à la fenêtre au-devant d’un de ces jours qui apaisent l’âme et épanouissent l’esprit. Un réveil heureux comme celui-là, je n’en avais pas connu depuis mon enfance lointaine. »

Puis nous parcourons les ruelles aux pierres d’ocre et de feu, la rue des Prophètes, la rue des Abyssins, le quartier arménien, le contour du Mur des Lamentations – qu’on n’appelle pas encore le Kotel. L’auteur met en scène et privilégie le petit peuple anonyme, voire marginal, de Jérusalem, plutôt que des modèles édifiants et positifs de la nouvelle société israélienne, allant ainsi à l’encontre du « politiquement correct » en littérature.  Il s’agit toujours d’une petite humanité, ridiculement dérisoire en ses prétentions, mesquine dans ses aspirations, mais toujours touchante par son désir d’aimer. Il y a Sroulik, le fils trop chéri par sa maman, et par elle étouffé, qui a du mal à aimer comme il le faudrait ; les querelles domestiques encombrent le quotidien, chacun veut l’emporter sur l’autre, Jérusalem est une foire d’empoigne… À l’image de ses personnages, David Shahar est un sceptique, il ne fait pas de politique, il n’est pas militant sioniste, mais il a pris part, néanmoins, à la lutte pour l’Indépendance (il gardait sur le haut du crâne la cicatrice laissée par le tabassage administré par l’occupant britannique), et participé aux trois combats décisifs d’Israël, en 1948, en 1956 et en 1967. On notera aussi que son roman Le jour de la Comtesse, qui évoque l’émeute de l’année 1936 qui a mis un terme à la cohabitation pacifique entre les communautés – et dont l’œuvre précédente traduit toute la nostalgie ─, sera publié à la veille de la visite du président Sadate en Israël en 1976, et pourrait annoncer de façon prémonitoire la fin des illusions avec l’assassinat du président égyptien en 1981. David Shahar y traduit là un certain pessimisme sur l’avenir de son pays. Néanmoins, d’une façon générale, il reste un individualiste forcené, rétif à tout parti, critique de toute politique, et pourtant toute son œuvre, comme toute sa personne, exalte la terre et l’histoire d’Israël.

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David Shahar et Madeleine Neige

Shahar est resté un écrivain quelque peu marginal dans son pays, mais il sut se faire apprécier grandement aux États-Unis, où il fut l’ami de Saul Bellow (Retour de Jérusalem, Flammarion, 1977), et, bien sûr, en France où Madeleine Neige sut donner à son style une voix toute personnelle, d’une très grande beauté. Les romans de David se lisent avec fluidité, avec plaisir, et un petit air proustien, en effet, qui fait qu’on succombe inévitablement à leur charme. Ils tous deux réunis dans une même mémoire et pour nous, lecteurs français, ils restent immensément présents.

Œuvre de David Shahar

La Colombe et la Lune. Nouvelles de Jérusalem, Gallimard, 1971

Un Été rue des prophètes (Le Palais des vases brisés, 1), Gallimard, 1978

Un Voyage à Ur de Chaldée (Le Palais des vases brisés, 2), Gallimard, 1980

Le Jour de la comtesse (Le Palais des vases brisés, 3), Prix Médicis étranger, Gallimard, 1981

L’Agent de sa Majesté, Gallimard, 1983

Trois contes de Jérusalem (nouvelles), éd. Périple, 1984

Nin-Gal (Le Palais des vases brisés, 4), Gallimard, 1985

Riki, un enfant à Jérusalem, Gallimard, 1987

Le Jour des fantômes (Le Palais des vases brisés, 5), Gallimard, 1988

Les Marches du palais (Le Palais des vases brisés, 6), Payot, 1989

Lune de miel et d’or, éd. François Bourin, 1991

Les Nuits de Lutèce, éd. François Bourin, 1992

Les Petits Péchés (nouvelles), Julliard, 1994

La Nuit des idoles (Le Palais des vases brisés, 7), Robert Laffont, 1997

La Moustache du pape et autres nouvelles, Gallimard, 2007

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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