”A ce carrefour entre ce qui avait été et ce qui était sur le point d’advenir je n’avais que peu de temps pour être avec moi-même, mais durant les quelques heures où cela était possible, loin de songer à l’avenir comme nous le demandait, je glissais dans une contemplation intérieure pour saisir les visions qui avaient sombré : mon père et ma mère, éclatants de jeunesse.”
Ce “garçon qui dort”, c’est Erwin (c’est-à-dire lui, Appelfeld) qui plonge dans de profondes vagues de sommeil, après des années d’errance dans les forêts de Roumanie dont il est originaire. Ses deux parents sont morts, victimes des persécutions nazies ; quant à lui, il a réussi à s’enfuir du camp où il était interné, et à survivre. Désormais la guerre est finie, et le jeune homme de 17 ans se retrouve près de Naples parmi un groupe de réfugiés apatrides. Il va embarquer pour la Palestine et participer, dans la rudesse et le renoncement, à la construction d’un Israël naissant.
De ce sommeil refuge – voyage intérieur qui prend au fil du récit la dimension d’une traversée symbolique et initiatique – les visages de son père et de sa mère sont les gardiens et les héros. Le récit de ces rêves – sorte de vie parallèle – nous plonge dans une spiritualité intense et poignante, qui est d’abord celle de la famille d’Appelfeld : ainsi se remémore-t-il son grand-père, juif pieux et vénéré de la région, et les journées passées dans cette campagne de Bucovine aux allures magiques. Mais ce sont surtout ses parents qui lui apparaissent, si bien qu’à certains moments le lecteur ne sait plus si le texte évoque la réalité ou le rêve : certaines scènes de la “vraie vie” semblent irréelles tandis que les apparitions maternelles et paternelles ainsi que les dialogues avec ces êtres de songe semblent appartenir au monde des vivants. Marquée de spiritualité également, la réflexion d’Aharon ou d’autres de ses camarades s’ancre dans le désir et la nécessité de s’approprier l’hébreu. Pour Appelfeld, cela signifie dire adieu au yiddish et à l’allemand qu’il parlait jusqu’alors… Dans une langue pure et sans afféterie (saluons à nouveau le talent de Valérie Zenatti, fidèle traductrice de l’oeuvre de l’écrivain), Appelfeld raconte la (re)naissance linguistique et morale d’un homme après que tout ce qui constituait son univers a disparu. Peut-on accepter de s’éloigner pour toujours de sa langue maternelle, celle de l’enfance et de l’amour ? La trajectoire d’Apelfeld, empreinte de religiosité, n’est jamais dévote ni prosélyte : elle est une quête de soi. C’est là, précisément, qu’elle trouve une résonance universelle.
Par Delphine Descaves, enseignante de Lettres au lycée Anita Conti, écrivaine et critique littéraire.