Devenir Bleu de Nathalie Burel vient de paraître aux Éditions Goater. Enseignante en français née à Rennes, elle publie depuis 2005 ses recueils et ses romans (La vie ne sera plus pareille, Les Cibles disponibles,…). Devenir Bleu se compose de neuf nouvelles sur des sujets tels que le harcèlement, le viol, le suicide (…), comme un sillon au cœur psychologique des relations humaines et sociales. Chaussons nos lunettes afin de les découvrir…
« L’espace est fait de points qui sont des événements. » (extrait de Devenir bleu)
L’œuvre
Un nouvel amour qui vire à la manipulation et au meurtre (L’ombre de son chien). Des parents qui poussent aveuglément leur fille dans les griffes d’un patron violeur (Une envie fugace). Un village qui se ligue contre un enfant pour les torts de son père (Fils de chien). Devenir bleu traite de sujets à haute sensibilité voire d’une extrême noirceur. On y découvre les petits déchirements succincts, insensibles et aliénants qui jonchent les relations humaines. Leur accumulation. Et logiquement, à l’arrivée : le crime. Grand déchirement profond, ce crime (fait à soi ou à un autre) ouvre un gouffre sur le malheur.
« Il s’agit d’un délire à deux. Forcément. Cet à deux du crime. Aucun des deux séparément n’aurait pu faire ça. Sans elle, il n’y aurait même jamais pensé. »
Le monde physique semble absent du texte et c’est dans l’architecture des âmes, dans la toile d’araignée des relations humaines que l’écrivaine pose son décor. Au sein des lieux clos ordinaires se devinent des réseaux de liens destructeurs qui rattachent les êtres. L’approche est tantôt sociologique, tantôt psychologique. L’humain n’y est pas proprement méchant, mais égoïste et innocent. Sans violence ni compassion instinctives. C’est uniquement dans son alliance à d’autres êtres (par le sang, le travail, la cohabitation…) que ses actes s’avilissent. Guidé par ses perceptions émotionnelles et oppressé par le regard de la société qui l’entoure, il perd tantôt sa volonté, sa raison ou sa dignité, ou encore s’empare de celles des autres… alors commence la chute.
« Reviens demain avec une jupe plus courte ». Je ne l’ai pas giflé. Je l’ai remercié et je suis partie. Dans ma voiture, j’ai pleuré de longues minutes avant de pouvoir démarrer. À la maison, ma mère m’a demandé si elle avait bien fait de mettre une bouteille de champagne au frais. Je n’ai pas osé la décevoir. Ma mère a voulu savoir comment Lescombes s’était comporté. J’ai menti. »
Derrière le quotidien ordinaire de la famille, du couple, du travail se cachent des intériorités simples et torturées. Est décrit l’invisible. C’est une fille qui n’ose pas décevoir ses parents. Une femme que son mari terrorise. Un voisin qui en envie un autre. Et le grand silence laissé par l’incommunicabilité des sentiments. Incommunicable pourquoi ? Car le sentiment est rejeté, honteux dans la société et que seule compte l’apparence, qu’il faut sauver à tout prix, elle. Car comment oser parler de son mal-être au travail ? De ses envies de suicide ? Alors naît le silence, qui dure, dure… jusqu’au fracas de l’explosion du Moi. La tombée du masque.
L’écriture
Ces histoires criminelles se cousent dans le souvenir, la remâchement par le narrateur d’événements passés, qui ont mené ou mèneront vers une tragédie.
Avec un style d’une volontaire sécheresse, anti-poétique, anti-spectaculaire, l’écrivaine pose telle une formule mathématique la suite de faits qui entraînent d’autres faits. Les sentiments aussi sont de simples événements et l’écrivaine ne s’éternise pas dans leur description, mais plutôt dans celle de leurs effets, car ils n’existent que comme causes pour d’autres conséquences. Cette absence de stylisation de l’écriture, au phrasé raccourci, pas toujours agréable, donne toutefois à la lecture sa fluidité et permet la distance avec les sujets abordés et la compréhension des trames qui se dessinent.
Car l’auteure dresse la grande tragédie à petits coups de pinceaux. Pour donner au spectateur à voir, à remarquer où est-ce que les imperceptibles décalages se font entre le naturel et l’aliéné, le raisonné et le déraisonnable. L’œuvre prend forme et c’est à la fin de chaque histoire, une fois le portrait du grand Crime dressé, que l’on se rend compte de ce qu’il est, ce Crime : non pas un corps uni et radicalement mauvais, mais une accumulation – de petites souffrances indécises, de rejets, de petites confusions, de grandes incompréhensions – arrivée à maturation.
« Félicité sentait croître en elle, en même temps que l’enfant qu’elle portait, une haine de la guerre qui était amour de la vie. Et bien qu’elle n’en soufflât mot, elle était en cela un esprit insoumis, une résistante. »
Ce recueil de nouvelles, au-delà d’éclairer sur certains comportements humains, peut être vu comme une invitation à repenser nos relations personnelles et inter-personnelles. La dernière nouvelle « Dans les décombres », en prenant le contre-pied de toutes les précédentes, montre la puissance de l’amour pour soi et l’importance de la dignité face au regard de l’autre. La bienveillance dans le regard porté sur toute chose, toute situation, permet au personnage de cette nouvelle de ne pas sombrer dans le chaos qui lui tend les bras et de préserver son humanité et son goût de vivre, envers et contre tout. Exhortation au rehaussement du moi, à l’évolution du regard porté sur l’autre, cette dernière nouvelle vient éclairer de sa lumière les huit précédentes, proposant un remède à la tragédie, venant mettre de la couleur dans le bleu-gris du devenir humain.
Nathalie Burel, Devenir Bleu, 128 pages, 25 octobre 2018, Collection La Société des gens, Éditeurs Goater. 14€.
Où se procurer le livre ?
Photo de couverture : Élie Jorand
Au Papier Timbré – Café bar, expositions, rencontres – 39, rue de Dinan 35000 Rennes
Sur le site des Éditions Goater
Liste des nouvelles :
L’ombre de son chien
Une preuve d’amour
Lady Dy
Une envie fugace
L’enfant
Fisherman
Fils de chien
Faire couple
Devenir bleu
Des décombres
Nathalie Burel est une écrivaine vivant à Rennes. Sa prose tenue et sensible nous livre des textes d’une intensité rare. Connue pour son talent de nouvelliste, elle a aussi
exploré avec François Bégaudeau et Maylis de Kerangal, le monde des femmes et du sport. Chorégraphe, parolière, notamment du dernier album de Chasseur, elle explore
les questions autour des identités, du genre, l’ambivalence du masculin et du féminin. Déjà autrice aux Éditions Goater d’un roman Stella(s) et d’un livre-vinyle Comme un monstre.