La Dynamique des fluides de Dominique Blais poursuit son voyage. Retrouvez-la un court espace-temps, jusqu’au 18 mars 2022, à la galerie Quinconce de Montfort-sur-Meu (Ille-et-Vilaine). Présentation spéculative de l’état de l’oeuvre par un artiste rennais, Francis Raynaud.
Les grands panneaux peints évoquent les polyptyques traditionnels. Cinq volets d’un côté, quatre plus un de l’autre, déposés sur des cales. Comme en attente. On apprend qu’ils sont réalisés à partir de peuplier comme ceux de la Renaissance italienne. Noirs, mats avec des traînées luisantes, ils rejouent à leur manière les couleurs mêlées des marmi finti. Des pigments dorés parfois dilués à l’huile rehaussent les noirs du bitume de Judée. Où s’y noient. Sur le long temps, les propriétés chimiques de ces constituants font une peinture en perpétuelle évolution. L’artiste la nomme Dynamique des fluides. J’y vois les combats, autant intimes que cosmiques, de la lumière dans les ténèbres(*).
J’aimerais développer les bons mots du père Brière et cette idée sous-tendue de combat cosmique par le biais de la spéculative fiction, ici préférée à la science-fiction. Éloignons-nous un peu du religieux, parce que Dominique Blais, ce n’est pas de la musique, c’est… du son. Éloignons-nous-en un peu pour aller vers un récit, le récit de cette œuvre, la Dynamique des fluides
Le récit du son et du plan comme matériaux plastiques et comme expérience. Reprenons plus en détail ce combat. Sur cet immense plan, s’affronte la matière noire, mat et brillant. Plusieurs déflagrations chimiques ont créé la lumière mêlée à ce chaos. Ce que l’on a devant nous (si on est devant les panneaux de La Dynamique des fluides), c’est un cosmos, ou plutôt la photographie d’un cosmos. Un état de la matière qui est entre l’état solide et l’état gazeux. Mais la première idée qui nous vient est belle et bien liquide. On imagine facilement une matière visqueuse et noire à travers laquelle la lumière a du mal à percer. Et souvent, ce qui retient la lumière nous inquiète, plus encore quand cette matière est noire, parce qu’elle cache et elle maquille le son, la connaissance, le support. Ce qui est caché, c’est aussi l’avant et l’après, le passé et le futur de la dynamique. Reprenons les mots de Borges qui font mouche :
La musique, les états de félicité, la mythologie, les visages travaillés par le temps, certains crépuscules et certains lieux veulent nous dire quelque chose, et nous n’aurions pas dû le laisser perdre, ou sont sur le point de le dire ; cette imminence d’une révélation, qui ne se produit pas, est peut-être le fait esthétique(**).
Si vous étiez dans un roman d’Arthur C. Clarke, mais si, vous savez, 2001, l’Odyssée de l’espace… Si vous étiez dans un de ses romans, donc, en regardant un panneau de près et en vous approchant pour encore mieux voir, vous tomberiez dedans, vous basculeriez en quelque sorte derrière le panneau, pour vous trouver ailleurs.
Si vous étiez dans un roman de Philip K. Dick, de cet ailleurs, vous verriez précisément l’endroit d’où vous venez, c’est-à-dire, d’un musée, d’une galerie ou d’un centre d’art. C’est-à-dire, devant le panneau, mais sans vous, car aspiré comme vous l’avez été, aucun retour n’est permis. Vous vous demanderiez si vous n’avez pas manqué quelque chose, une indication ou un cartel, mais ce ne serait plus tellement grave, car vous n’auriez plus de corps, ni d’yeux et l’infinité du temps et de l’espace pour faire des considérations sur la peinture, la dynamique, le temps, les fluides, la gravité et in fine, vous vous demanderiez si vous n’avez pas manqué quelque chose, une indication ou un cartel.
Et si on avait le temps ? Et si on avait vraiment le temps d’observer la peinture de Dominique Blais, pendant cinquante ou cent ans par exemple ? On observerait le Clinamen, la déclinaison des atomes qui, en tombant dans le vide, se joindraient à d’autres atomes pour former un corps. Reprenons encore une fois ce que l’on sait. La peinture est faite sur des panneaux de bois de peuplier, sur une base de bitume de Judée (très ombrageux) dilué dans de l’essence de térébenthine, puis vient du pigment en poudre doré dilué aussi dans de l’essence de térébenthine, de l’huile de lin et du siccatif (qui active le séchage).
On sait aussi que le tout est amené à bouger, lentement, mais sûrement. Sans être devin, ni scientifique, je vous le dis, la chute va être lente, très lente. Car il s’agit bien d’une chute, une chute de la matière. Par contre, ce que l’on ne peut pas prévoir, c’est l’issue du combat entre le mat et le brillant, entre l’attrait et la répulsion. Ce que l’on ne peut pas non plus envisager par avance, c’est ce que va y voir le public, ce que vous allez y voir. Bon, le temps va fatalement nous manquer et c’est là où entre en jeu la spéculative fiction.
Aujourd’hui, les panneaux de La Dynamique des fluides ont voyagé et sont visibles à Montfort-sur-Meu, à la sortie du train, dans la grande vitrine de Quinconce.
On peut y voir, c’est selon, un renouement avec la tradition, une vision noire du futur, du son (si l’on connaît le travail de Dominique Blais), un geste élégant (si l’on connaît le travail de Dominique Blais, encore), une manière de peintre, un peu Soulages. Quoi qu’il en soit, et là, c’est mon point de vue, on voit plus qu’une peinture, on voit une histoire de la peinture qui fait force de proposition. Le fait de les présenter comme elles le sont, c’est-à-dire inclinées à un angle que j’estime être proche de 60°, provoque la sensation étrange qu’elle n’est pas seulement destinée à être vue. Elle ne fait ni fonction de décors, ni de fenêtre. Le plan incliné comme il l’est, n’est pas non plus praticable. Le fait qu’il (le plan) ou elle (la peinture) soit derrière une vitrine vient renforcer mon idée, cette peinture appartient à une autre dimension temporelle. Ce que l’on remarque également, c’est que ce n’est pas un seul et même plan, mais plusieurs panneaux assemblés, c’est un donc un polyptyque, et ce polyptyque raconte une histoire, son histoire.
Si vous étiez dans un roman d’Alain Damasio (ou dans un texte, mais il y a plus de place dans un roman !), en 2072, les panneaux auraient été dispersés. Un des panneaux aurait été même complètement perdu, mais la thèse d’un étudiant en histoire de l’art suggèrerait qu’il aurait été utilisé pour renforcer les barricades du musée des beaux-arts de Rennes, pour protéger les œuvres des insurgés lors de la révolte de 2050. Les autres vivraient leurs vies, feraient le bonheur des riches et le malheur des restaurateurs d’art. Elles représenteraient, pour les connaisseurs, le son, le son pur des années d’avant, un enregistrement métaphorique comme on écoute les sons de certains vases antiques.
J’ai beau me renseigner sur Internet et naviguer entre farces et textes techniques, mais apparemment, on peut écouter comme des disques, les poteries qui ont été tournées dans l’antiquité. Même si le fait est qu’aucun coup de pinceau n’a été donné par Dominique Blais pour créer La Dynamique des fluides, le reste de son Œuvre suggère néanmoins que des informations (peut-être sonores ?) sont présentes quelque part dans cette œuvre.
En questionnant la notion de marmi finti, notion toute relative à la Peinture et déjà évoqué par le Père Michel Brière à propos de La Dynamique des fluides en 2019, on se souviendra que Georges Didi-Huberman s’interroge sur la partie située sous La Madone des Ombres, fresque de Fra Angelico, visible dans le couloir des cellules des moines du couvent San Marco de Florence, placée entre les cellules 25 et 26. Lui y voit une partie essentielle, bien qu’abstraite, et je cite Wikipédia (qui cite Didi-Huberman) :
il en veut pour preuve qu’une telle surface bariolée n’est pas un simple espace à côté négligeable, mais que de telles zones multicolores s’inscrivent bien souvent dans ce qui est centralement à contempler, et à méditer, comme dans de nombreux retables où le lieu de la Vierge est traité de manière bariolée ou alvéolée l’apparentant à une surface marbrée, tels les marches du Couronnement de la Vierge du peintre florentin au Louvre (p. 55). L’auteur note l’association fréquente du thème de la « Vierge » et donc de « l’Incarnation » avec le marbre (p. 56).
Est-ce une simple vision de l’esprit ? C’est à voir.
Quoi qu’il en soit, toujours en 2072, l’Église s’intéresserait de près à la Dynamique des fluides et essayerait régulièrement et par tous les moyens d’en faire l’acquisition. Si vous étiez toujours dans un roman d’Alain Damasio, en 2122, il ne resterait plus que trois panneaux noirs, très noirs, trois panneaux comme des morceaux de charbon. Le pigment doré se serait tellement concentré qu’il subsisterait néanmoins sept étoiles brillantes comme des feux. Les panneaux, les trois, seraient regroupés au Vuitton Louvre Cambrai. Elles seraient connues comme « peintures aux sept étoiles » ou tout simplement « monochromes aux étoiles ». Les panneaux auraient « fondu ». Ils auraient perdu en moyenne vingt-trois centimètres dans leur hauteur, ils se seraient incroyablement tassés, et quelques millimètres dans leur épaisseur, la matière se serait littéralement fondu avec le support. Le triptyque, fort de ses nouvelles dimensions, aurait atteint la proportion dorée, ou si vous préférez, il respecterait au centimètre près le nombre d’or. Bien que les autres panneaux aient disparu, bien que l’on ne soit pas certain que ces trois-là étaient à l’origine présentés ensemble, l’osmose serait parfaite.
Si vous étiez dans un roman de James Tiptree Jr., peut-être mon auteure de science-fiction préférée, Dominique Blais n’aurait pas vraiment peint La Dynamique des fluides, enfin si, il l’aurait peint, mais plus vieux, ou plus jeune. Je m’explique. Dominique Blais aurait fait du saute-temps, en avant ou en arrière, dans le futur ou dans le passé, allez, disons le passé. Il serait revenu des années, des lustres en arrière, dans son atelier, pour une durée limitée, mettons pour une journée. Il aurait créé cette œuvre qu’une vie durant, il avait regretté de ne pas avoir créé. Le projet serait alors devenu un souvenir. À moins qu’on soit au cœur d’un paradoxe et que ce soit vous, public, qui ayez créé cette œuvre. N’en avez-vous pas le souvenir ? Mais si, rappelez-vous, souvenez-vous de vos cours d’Arts plastiques, c’est le regardeur qui fait l’œuvre. C’est le regardeur qui fait l’œuvre ? Rappelez-vous encore de vos cours d’Arts plastiques, la Cosa mentale : pour Léonard de Vinci c’est le projet même qui est « une chose mentale », « une chose de l’esprit » ; ce qui importe c’est ce qui se passe dans la pensée, avant l’exécution de l’œuvre elle-même… La projection, en quelque sorte.
Et après ?
Vous l’avez ?
Bon, c’est bien.
Le temps est la clef. Alors, allez voir La Dynamique des fluides tant qu’il est encore temps, et vous me raconterez vos prochains souvenirs.
Quinconce, galerie d’art et librairie associative, accueille expositions d’art contemporain, ateliers et visites. 18b rue de la gare, Montfort-sur-Meu. Ouvert du mercredi au samedi de 16 à 19h. quinconce-galerie.org 06 27 04 46 58 quinconce.galerie
Notes :
* Extrait du texte du Père Michel Brière sur l’exposition Messe grise de Dominique Blais à la Chapelle du Genêteil à Château-Gontier-sur-Mayenne : https://www.narthex.fr/news/dominique-blais-messe-grise-a-la-chapelle-du-geneteil-a-chateau-gontier-53
** Jorge Luis Borges, « La muraille et les livres », in Enquêtes, trad. Paul et Syvia Bénichou (légèrement modifiée), Paris, Gallimard, 1967, coll. « Folio » 1992, p. 18-19.
*** https://fr.wikipedia.org/wiki/Fra_Angelico_:_Dissemblance_et_figuration (légèrement modifié).