Un espace, des espaces
Chorégraphie de Dominique Jégou & Léa Rault
mardi 18 février 2014 – gymnase du Lycée Chateaubriand – Rennes
« Les ECSI vous présentent aujourd’hui, dans la suite des évènements organisés au sein du lycée en partenariat avec le FRAC et sur le thème de l’espace – thème philosophique de l’épreuve de culture générale aux concours des Grandes Écoles de Commerce cette année – un projet chorégraphique qui s’inscrit dans une perspective d’ouverture et d’enrichissement culturel autour de l’art contemporain. De la création chorégraphique à la réalisation d’une exposition sur la danse contemporaine en passant par la promotion du spectacle, les étudiants assurent l’intégralité de la réalisation de ce projet à long terme, accompagnés par leurs professeurs de philosophie et d’EPS, ainsi que par les danseurs-chorégraphes Dominique Jégou et Léa Rault, intervenus pour la direction artistique du projet. »
Neuf jeunes danseurs âgés de 17 à 19 ans ; Laura Deflesselles, Heloise Gilbert, Amandine Le Nouy, Thibault Thoonsen, Timothée Penven, Antoine Bihi, Fanny Bancourt, Jeanne Pakdel, Lennig Chalmel ; aussi toniques qu’expressifs se sont donnés rendez-vous sur scène lors de cette soirée mémorable au lycée Chateaubriand. Ils ont pu donner le meilleur d’eux-mêmes, ont su définir leurs propres gestes et présenter au public Un espace, des espaces une pièce très aboutie qui met l’accent sur le rythme et la répétition. Ils ont été inspirés par des chorégraphes chevronnés : Dominique Jégou[1] et Léa Rault[2]. Ces derniers ont fait la démonstration – si besoin était – que la danse contemporaine la plus ambitieuse peut être pratiquée par différents publics et trouver à s’exprimer dans les cadres les plus divers.
Comment se prépare un projet chorégraphique d’une trentaine de minutes, avec neuf danseurs, tous amateurs ? La chorégraphe Léa Rault et la danseuse Lennig Chalmel ont bien voulu répondre à nos questions. Voici d’abord le point de vue d’un membre de l’équipe chorégraphique puis celui d’un représentant de la troupe de danseurs amateurs.
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ENTRETIEN AVEC LÉA RAULT
Unidivers — Dominique Jégou et vous avez déjà travaillé avec des amateurs, pourriez-vous évoquer brièvement cette précédente collaboration ?
Léa Rault – Il s’agit d’un atelier en fait. Dominique Jégou m’a invitée l’année dernière (avril 2013) à donner un atelier autour de la thématique « unisson », dans le cadre d’un dimanche au Garage organisé par le Collectif Danse Rennes Métropole. Nous avons proposé à une trentaine de personnes différents modules à expérimenter autour de la notion d’unisson.
— Lorsque vous êtes intervenue sur le projet, le groupe de neuf danseurs était-t-il déjà réuni ? Comment s’est déroulée la première séance de répétition ?
Quand je suis arrivée sur le projet avec la classe de prépa HEC, Dominique et Fabienne Goyer (la professeure de sport) avaient déjà avancé sur la pièce. Le groupe était donc déjà constitué et la forme chorégraphique de base déjà posée. J’ai observé dans un premier temps, et ensuite pris le train en marche !
— Quels étaient les principaux atouts de ces étudiants-danseurs ?
Le projet est pris en charge dans tous ses aspects par les élèves, et ce, du début à la fin. Il s’intègre dans un projet plus vaste autour d’œuvres du FRAC. Les étudiants sont donc danseurs, mais aussi participent à la conception de la chorégraphie, réalisent la production du projet, la communication, l’organisation du buffet d’après performance, les discours, etc. Ce sont des élèves très investis et curieux, qui cherchent une cohérence au projet, et ils font preuve d’une concentration hors pair. J’ai trouvé également qu’ils s’étaient investis entièrement corporellement. Chacun a essayé de trouver un langage chorégraphique propre, et a assumé ce « rôle dansé » devant 200 personnes !
— Comment vous êtes-vous réparti les tâches avec Dominique Jégou ?
Il n’y a pas eu de répartition de tâches particulièrement, mais Dominique avait le concept de la pièce en tête, et ensuite, nous avons travaillé ensemble à la proposition, format « ping pong », une suggestion de Dominique, sur laquelle rebondit Léa, sur laquelle rebondit Dominique, etc.
— À part le peu de temps de répétition (10 séances de 2 h ?) pour mettre au point le spectacle, quelles étaient les difficultés que vous avez pu rencontrer ?
Seulement 5 séances de 2 h !! Donc 10 h en tout ! Je crois que c’était la seule difficulté ! Et elle était de taille ! Évidemment, en si peu de temps, c’était difficile de travailler tout ce que nous aurions souhaité. Je pense que la musique notamment est passée un peu à la trappe et le spectacle aurait gagné à se concentrer un peu plus sur ce point. Mais encore une fois, l’engagement du groupe d’élèves a été fondamental pour réaliser une pièce d’une demi-heure en 10 heures de travail seulement.
— Est-ce que la musique (notamment Love is lost — Hello Steve Reich remix by James Murphy de David Bowie) était présente dès le début du travail ? Comment qualifier le rôle de cette musique ?
En fait, nous avons utilisé trois musiques, mais ce remix de James Murphy est le morceau majeur de la pièce. Je l’ai proposé au milieu du processus à peu près. Nous cherchions quelque chose de rythmé et répétitif.
— Lorsqu’un spectacle se construit, progressivement, d’une répétition à l’autre, il y a souvent un moment où, tout à coup, les choses se mettent en place, où l’on prend conscience que la mécanique fonctionne bien. Vous souvenez-vous d’un tel moment ?
Pas particulièrement, c’était court ! Il n’y a pas eu beaucoup de place pour la recherche, nous sommes allés droit au but. Les élèves ont commencé à travailler autour d’une œuvre d’Hervé Beurel, Tableau n° 4 de la série Collection Publique. Cette œuvre nous a donné une partition chorégraphique très précise autour de différentes lignes dans l’espace, de différentes échelles et imbrications, et autour de l’idée d’une progression dans la répétition.
— Même si certains danseurs ont une gestuelle plus acrobatique que d’autres, il n’y a dans le spectacle aucune hiérarchie entre eux et vous avez octroyé à chacun un « rôle » d’égale importance, c’est d’ailleurs ce qui donne beaucoup de cohérence à la pièce. Comment êtes-vous parvenus à donner à chaque danseur la possibilité de s’exprimer au mieux, en fonction de son tempérament et de sa corporéité, tout en imposant un style global fort, avec notamment la répétition de motifs géométriques ?
Chaque danseur est responsable de dessiner la géographie de l’espace. Ils sont le cadre et l’œuvre à la fois. C’est pour ça qu’il y a une notion de groupe très forte. Il n’y a pas de solo dans la pièce, aucun élément ne se détache des autres, il s’agit d’un mouvement d’ensemble en permanence.
Au sein de cette structure, chacun a pu travailler sur un motif chorégraphique propre et exprimer un langage plus individuel, mais les relations entre eux restent les mêmes.
Pour cette recherche de mouvement, nous sommes partis d’un exercice où les élèves, deux par deux, devaient avancer l’un vers l’autre les yeux fermés. Les réactions et postures de chacun ont été étudiées, répétées et développées jusqu’à un motif chorégraphique et ses variations, que les élèves répètent dans l’espace, en fonction des différents moments de la partition.
— Et comment s’inventaient, concrètement, ces gestes chorégraphiques ? Certains danseurs et chorégraphes s’inspirent de leurs improvisations pour expérimenter de nouveaux gestes. Mais dans ce contexte particulier, avec des danseurs inexpérimentés et si peu de temps de répétition, j’imagine plutôt que vous avez transmis et adapté certains gestes qui vous étaient déjà familiers. Était-ce le cas ?
Comme je l’explique à la question précédente, tout le langage chorégraphique est issu de recherche effectuée par les élèves. Nous n’avons pas transmis nos propres gestes.
— Quel serait le principal enseignement tiré de cette expérience avec Dominique Jégou et ces neuf étudiants-danseurs ?
L’efficacité dans le travail !
— Et pour conclure ?
Je pense qu’au bout de ces 10 heures de travail nous avons créé une base, l’idéal serait maintenant de commencer à la développer.
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ENTRETIEN AVEC LENNIG CHALMEL
Unidivers — Comment la troupe de danseurs s’est-elle constituée ?
Lennig Chalmer – Dans le cadre de projets d’ouverture culturelle à l’art contemporain, notre professeur de philosophie Madame Février nous a proposé au début de l’année de participer au « ‘projet danse contemporaine »’ avec le danseur-chorégraphe Dominique Jégou. Nous devions être au moins neuf pour pouvoir lancer le projet. Les élèves intéressés se sont donc portés volontaires (des danseuses ou gymnastes notamment, mais aussi des étudiants qui n’avaient jamais pratiqué la danse !). La diversité des profils dans la troupe a contribué à former une très belle équipe !
— Il y a toujours moins de garçons que de filles dans la danse contemporaine. Comment les garçons se sont-ils intégrés au groupe ?
Le plus drôle, c’est qu’au départ, il a fallu convaincre certains garçons qui doutaient (un peu) de leurs capacités à danser. Et ce n’était pas gagné ! Il a fallu mener un argumentaire tenace pour les motiver à intégrer la troupe mais finalement, tout le monde a été emballé par le projet. D’ailleurs, la présence des trois garçons dans la troupe a véritablement contribué au succès du spectacle, et pas un seul garçon de la classe n’a manqué la représentation finale !
— La chorégraphie se base sur une œuvre de l’artiste contemporain Hervé Beurel. Comment cette œuvre abstraite à la composition géométrique ou des lignes obliques viennent se superposer sur une structure de bandes parallèles a-t-elle pu vous inspirer ?
Un travail crucial avant de monter la chorégraphie a été d’étudier l’œuvre d’Hervé Beurel, en effet. Chaque danseur a laissé cours à son imagination pour décrire le tableau et énoncer ce qu’il/elle voyait dans les lignes et les fractures représentées. À partir de là, Madame Goyer et Dominique Jégou ont construit les premiers éléments de la chorégraphie, notamment les trajectoires et les directions que prenaient les danseurs, mais également les rythmes de marche que l’on pouvait suivre. L’espace de la chorégraphie représente en grande partie le cadre délimité du tableau ; pour autant, la danse ne « copie »pas le tableau, elle le réinterprète, plutôt, voire s’en détache complètement. Finalement, c’est le cadre relativement codifié et contraignant du tableau qui a fait émerger chez nous la diversité des mouvements et la fertilité des gestuelles personnelles.
— La musique électronique qui accompagne la pièce est très rythmée. Pourtant on ne vous demande pas d’accompagner, comme dans les danses de salon, par exemple, d’un point de vue strictement mimétique ce rythme. Au contraire deux temporalités, relativement indépendantes, celle de la musique et celle de la danse se superposent harmonieusement. Comment décrire, de votre point de vue de danseur, ce rapport à la musique ?
Il est vrai qu’en danse contemporaine, on ne suit pas toujours le rythme et les variations de la musique. Cela a été un jeu dans la chorégraphie, notamment de ne pas attendre les moments de musique lente pour canaliser ses mouvements ou au contraire, de marcher de manière monotone sur une « explosion » dans la musique. La musique semble pousser le danseur à s’animer, à se mouvoir, tout comme le mouvement d’un danseur entraîne celui d’un autre. Pourtant, c’est un jeu de la danse que de résister à l’appel de la musique et de conserver son indépendance dans le mouvement. Ce fut pour moi une nouvelle approche de la musique, car j’ai pratiqué pendant six ans la gymnastique rythmique, discipline de performance où le rythme de l’enchaînement est justement indissociable des variations musicales.
— Assimiler la chorégraphie d’une pièce d’une trentaine de minutes est un travail conséquent ! Comment qualifier votre discipline, votre engagement lors des répétitions (ou entre les répétitions) ? Quelles difficultés principales avez-vous du surmonter ?
La démarche de notre projet chorégraphique particulier ne visait pas à une maîtrise parfaite d’une chorégraphie préétablie. Bien entendu, nous avions les grands axes de la danse que nous allions représenter, nous avions travaillé nos mouvements personnels, nos déplacements, appris nos places, mais nous avons justement apprécié cette part d’improvisation du spectacle. Finalement, « l’assimilation » de la chorégraphie ne s’est pas avéré être la tâche la plus difficile du projet ! Par contre, le travail sur la gestuelle personnelle, la posture du corps dans la marche, la relation et les jeux entre danseurs ont été amplement développés à chaque séance. Il s’agissait d’exploiter et d’insérer ces éléments naturellement dans la chorégraphie, et non en répondant à une mécanique stricte et finalement, vide de sens. D’ailleurs, les exercices proposés par Dominique pour établir ce premier contact avec la danse contemporaine étaient certes simples et adaptés à des amateurs, mais ils ont pu nous faire prendre conscience de nos mouvements corporels et de notre rapport à l’autre.
— Pour qualifier la danse, pour définir votre projet chorégraphique, vous souvenez-vous d’expressions ou formules employées fréquemment par Dominique Jégou et Léa Rault ?
La grande devise, c’était tout simplement de vivre ce que l’on faisait, non pas en marquant notre visage d’expressions (joie, tristesse, etc.), mais en ressentant notre corps, en prenant conscience de ses limites. Dominique et Léa nous poussaient notamment à ralentir les déplacements et à mettre de l’ampleur dans le mouvement, pour ressentir la danse.
— Chacun d’entre vous présente une partition individualisée, des gestes qui lui sont propres. Comment envisager ces correspondances entre l’aspect individuel et collectif de Un espace, des espaces ?
Ce spectacle, c’est l’individualité dans l’unicité. Former un tout homogène, mais savoir s’en détacher et s’approprier une gestuelle propre, personnelle, voilà en quoi réside l’équilibre de la chorégraphie. En effet, le tableau de l’artiste Hervé Beurel, dont nous nous sommes inspirés pour la chorégraphie, représente des lignes dans une continuité presque monotone au premier abord. Pourtant, les fractures, les couleurs, les volumes qui ressortent de l’œuvre sont autant d’éléments uniques, qui dérèglent la linéarité du tableau. Dans la danse, nous évoluions dans un cadre, un espace donné, commun et partagé par tous les danseurs. Cependant, il y avait comme neuf espaces différents, neuf espaces occupés chacun par un danseur, qui y développait sa gestuelle propre, sa partition personnelle.
— Danser modifie les interactions entre les individus. Cette expérience a-t-elle renforcé la cohésion de votre groupe ?
Cette expérience a vraiment renforcé la cohésion du groupe, oui ! Étant donné que le projet a été lancé dès le début d’année, nous avons pu tisser des liens très rapidement en nous retrouvant à la danse une fois par semaine. D’autant plus qu’en entrant en classe préparatoire, on craignait tous un peu les préjugés sur la compétition, les conflits entre étudiants, etc. An contraire, non seulement le projet danse a favorisé une très bonne entente entre les danseurs, mais de manière générale, l’ensemble des projets d’ouverture à l’art contemporain menés par la classe cette année (le projet danse et deux projets en collaboration avec le FRAC [Fonds Régional d’Art Contemporain]), ont contribué au dynamisme et au soutien des camarades qui participaient à un autre projet. Effectivement, tous nos amis, très curieux de nous voir danser (notamment de regarder les trois danseurs du groupe !), n’ont pas hésité à nous aider lors de la promotion du projet auprès des autres filières de prépa, et sont bien sûr tous venus assister au spectacle. En plus, toute l’organisation du spectacle, du pot, les costumes et la mise en place des affiches de publicité ont nécessité une cohésion et une collaboration au sein du groupe. La réussite du projet a été avant tout collective, et c’est ce dynamisme des élèves et des danseurs qui a permis d’instaurer une ambiance à la fois sérieuse pour l’organisation du projet, et très festive !
— Pour finir, quelque souvenir à confier à Unidivers ?
Je pense que le soir du spectacle restera bien entendu le souvenir le plus marquant de cette expérience : un moment à la fois stressant et convivial, l’aboutissement du projet, la reconnaissance de tous les spectateurs !
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Captation vidéo d’Emmanuelle Paris pour Unidivers avec l’aimable autorisation de Dominique Jégou, Léa Rault et des neuf danseurs du lycée Chateaubriand.
+ d’infos :
http://www.lesdansesdedom.fr/
http://www.i-m.co/pilotfishes/hello/
[1] Unidivers consacrera bientôt un article à la chorégraphie de Dominique Jégou Cubing bis, présenté dimanche 2 mars à Bazouges-la-Pérouse (35) et un autre sera dédié à Accumulation 2, spectacle réalisé en collaboration avec Catherine Legrand (danse), Olivier Sens (musique) et Ronan Bernard (lumière).
[2] Voir notre article sur Our pop song will never be popular, spectacle des Pilot Fishes : Alina Bilokon & Léa Rault