Nicole Bacharan nous plonge dans diverses époques d’une Amérique livrée à ses propres contradictions dans son livre Du sexe en Amérique. Une autre histoire des États-Unis.
Autant que la politique, et peut-être plus encore, la sexualité a construit l’Amérique. Elle a forgé l’identité profonde de ce pays que l’on dit « puritain », accompagné son histoire, orienté son destin.
Quand le conquistador espagnol Francisco Vásquez de Coronado arriva au Mexique en 1535, nous dit la politologue américaniste Nicole Bacharan, il rencontra sur sa route les Indiens Pueblos, étrange population à ses yeux, vivant nus dans des citadelles taillées dans la roche.
Je ne pense pas qu’ils aient le jugement et l’intelligence nécessaires pour avoir bâti ces maisons car la plupart d’entre eux sont entièrement nus
écrira le navigateur du Vieux Continent. La nudité, voilà bien l’une des grandes questions qui troubleront ces conquérants vivant dans le rigorisme religieux et moral de l’Espagne du XVIe siècle.
Les Franciscains eurent tôt fait de vouloir convertir ces indigènes libres, vivant à mille lieues de la foi catholique.
Ces religieux de l’Inquisition étaient des exaltés […] qui voulaient suivre leur modèle, François d’Assise, en vivant dans l’obéissance, la pauvreté et surtout la chasteté.
écrit Nicole Bacharan. Une attitude que les Indiens avaient bien du mal à comprendre, eux pour qui l’union de l’homme et de la femme n’était que source de vie, de bonheur et d’équilibre.
En 1583, ce sont les Anglais qui arrivèrent sur les terres du Nouveau Monde. Un peu plus tard, en 1620 – à bord du « Mayflower » – puis en 1630, débarquèrent les puritains, ces dissidents de l’Église protestante d’Angleterre fuyant une Europe, selon eux, corrompue, et venus conquérir l’Amérique, cette « Nouvelle Jérusalem », pour y faire œuvre missionnaire et éclairer le monde entier. Le sexe, force sauvage et diabolique, ne devait pas avoir d’autres fonctions que la procréation au sein de la seule institution sacrée du mariage. La rigueur morale et religieuse de ces hommes allait jusqu’à imposer une totale transparence et surveillance de la vie privée. Autant de principes pouvant générer, s’ils étaient trahis, la colère de Dieu selon ces pratiquants zélés.
Pour ne pas mêler la blancheur raciale des colons européens à la couleur de peau cuivrée des Indiens ou la couleur sombre des premiers esclaves importés d’Afrique et des Antilles, tout fut réglementé, jusqu’à l’interdiction pour les noirs, perçus comme libidineux et indolents, de lever les yeux sur les femmes blanches, encore moins de les convoiter sous peine des pires châtiments. En revanche, le colon s’octroyait tous les droits, sexuels en particulier, sur la femme noire devenue sa propriété. Un « Code noir » fut même instauré par des Français installés dans les États du Sud, Louisiane et Nouvelle Orléans. Un code, il est vrai, quelque peu illusoire tant pouvait être « souple » la manière de vivre et d’agir de ces « fichus » colons venus de France qui ont engendré tant de petits métis ! D’ailleurs, les Pères fondateurs, Benjamin Franklin, John Adams et Thomas Jefferson, venus à Paris pour plaider la cause de l’Indépendance, furent surpris de cette liberté de mœurs découverte dans la capitale française. Pour nos émissaires américains, difficile de faire confiance à ces Français qui prétendent dissocier vertu privée et vertu publique.
Une rigidité américaine qui règne aussi en matière d’égalité entre hommes et femmes, car « les pères fondateurs, tout exaltés qu’ils soient, n’ont aucune intention de remettre en cause l’esclavage ou le patriarcat » souligne Nicole Bacharan. D’où, en réaction, les premiers signes d’un féminisme que porteront Abigail Adams exhortant son mari John, deuxième président des États-Unis, à ne pas oublier les femmes, puis Frances Wright, en 1824, déclarant que la formule de la Déclaration d’Indépendance –
tous les hommes sont créés égaux – veut aussi dire toutes les femmes et tous les esclaves.
Plus tard, en 1872, la sulfureuse Victoria Woodhull, dont Henry James fera l’un des personnages de son roman Les Bostoniennes, se déclarera même pour l’amour libre, au grand effroi de l’ultra-conservateur Anthony Comstock, secrétaire général de la « Société new-yorkaise pour la suppression du vice ».
L’heure de la libération des mœurs allait finalement sonner au XXe siècle, dans cette Amérique en proie aux conflits entre vie privée et vie publique devenus intenables maintenant que, massivement, la vieille Europe, honnie des premiers colons, débarquait sur les côtes américaines. À l’image du séduisant écrivain Francis Scott Fitzgerald et de la provocante Zelda Sayre, on pouvait à présent s’étourdir dans des soirées mondaines et alcoolisées, de New-York à Los Angeles, sur le rythme endiablé de cette musique née de la noire misère du Sud profond !
Certes, les obsessions d’une certaine Amérique n’ont pas disparu aux XXe et XXIe siècles, loin de là. Le rigorisme des puritains du XVIIe siècle a pu renaître à travers l’hystérique maccarthysme des années 50. Quant au flot de critiques, lourd de voyeurisme, qui accompagne encore aujourd’hui toute révélation adultérine ou déviante d’une personnalité de la société civile ou politique –« qui trahit sa femme trahit ses électeurs »-, il traduit toujours ce difficile rapport au sexe et ce besoin de transparence né des principes des premiers colons radicaux. La vigilance de cette Amérique traditionaliste a fait naître pour longtemps nombre de forts mouvements de libération et d’égalité sexuelle aux USA.
Et ce n’est pas l’action de Donald Trump qui calmera les oppositions sur ce terrain…
Le livre de Nicole Bacharan est riche et passionnant, écrit d’une plume vivante de bout en bout. À lire absolument.
Du sexe en Amérique : une autre histoire des États-Unis par Nicole Bacharan, éditions Robert Laffont, 4 février 2016, 446p., ISBN 978-2-221-11661-6, prix 22 euros.
Lire un extrait ici.
Nicole Bacharan, historienne et politologue, consultante pour la radio et la télévision, est l’auteur de nombreux livres sur la société américaine, dont une histoire des Noirs américains qui fait référence et, récemment, Les Secrets de la Maison Blanche (Perrin). Du sexe en Amérique, fruit de cinq années de recherche, constitue son ouvrage le plus important.