Rennes. Dystopie au féminin ou quand l’imaginaire des femmes parle de la société

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Ville futuriste © Nathan Watson (@nugthan)

Chantal Montellier, pionnière de la bande dessinée féministe et politique, et Lou Jan, auteure de romans de science-fiction, sont les invitées de la table ronde Dystopie au féminin au Tambour de l’Université Rennes 2 jeudi 12 octobre 2023. Dans le cadre du Mois de l’Imaginaire, elles prendront la parole autour de ce genre narratif, aux allures parfois de manifestes politiques féministes, qui dénonce les inégalités de genre sous la plume de écrivaines…

« Le futur, ce n’est pas des lendemains qui chantent pour moi », ces quelques mots de Chantal Montellier pourraient être le début d’une nouvelle dystopie, fraîchement sortie dans les bacs. Le Meilleur des mondes d’Aldus Huxley (1932), 1984 de Georges Orwell (1948) ou encore Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953), les plus célèbres noms de la dystopie ont longtemps été principalement masculins. Puis il y a eu The Handmaid’s Tale, « La Servante Écarlate » en français. L’adaptation télévisée du roman de Margaret Atwood, publié en 1985, a connu un succès planétaire et rendu visible une certaine écriture dite féminine, cependant la Canadienne n’est pas la seule à écrire de la dystopie pour dénoncer les inégalités de genre, elles sont nombreuses.

Leur parcours est différent, elles n’évoluent pas dans le même médium, mais Chantal Montellier et Lou Jan ont toutes deux choisi la dystopie pour s’exprimer. La première est une pionnière de la bd féministe et politique en France, spécialiste du genre depuis la fin des années 70, la seconde propose des romans de science-fiction dont le dernier, La Machine à aimer, est paru en mai 2023.

Toutes deux ont choisi ce genre narratif pour des raisons différentes. « La science-fiction est jubilatoire, il n’y a aucune limite à la créativité, la seule limite est le plausible », déclare Lou Jan. « Le genre donne aussi un intérêt narratif fort et prenant. » Le contexte social et politique dans lequel Chantal Montellier a grandi est quant à lui une des raisons pour laquelle la bédéaste s’est tournée vers ce genre particulier qui raconte un futur qui vire au cauchemar. Habitant à proximité de Saint-Étienne, la ville est passée de capitale industrielle à capitale du chômage et ville la plus endettée de France. Chantal Montellier précise : « Il y a aussi des lieux, les dérives de contrôle social et de vidéos qu’ont subi la casse industrielle qui s’est soldée par une répression de toutes les personnes qui sont tombées sous les coups du néo-libéralisme du milieu des années 80 ».

Aujourd’hui, et depuis plus d’une décennie, nombreuses sont les auteures de dystopie mises sur le devant de la scène. Citons les sagas adaptées en films Hunger Games de Suzanne Collins et Divergente de Veronica Roth. Mais est-il exact de dire que la dystopie se féminise ? À l’instar de la littérature générale, la science-fiction et la dystopie suivent l’évolution sociétale. « Ces deux genres n’étaient pas plus misogynes que d’autres domaines. La dystopie ne se féminise pas forcément pour moi, c’est plutôt le monde qui se féminise », répond Lou Jan. Elle y voit plus une question de biais de genre et l’héritage des féministes et des auteures féministes des années 70-80. À partir des années 80, des héroïnes badass apparaissent en effet sur les écrans comme le Sergent Ripley dans Alien (1979) ou Sarah Connor dans Terminator (1984). « Il n’y avait pas une dénonciation de la condition de la femme, mais c’était l’émergence de personnages forts. » Après le cinéma, la littérature s’est emparée de cette avancée avec des auteures et des héroïnes fortes qui dénonçaient la condition de la femme et les inégalités.

Parmi elles justement, Chantal Montellier. La dessinatrice faisait ses premiers pas dans le dessin de presse et la bande dessinée avec des créations hautement politiques et une écriture féministe, hantée par la question de la norme, traversée par celle du féminin. Publiée en 1983, Wonder city abordait le sujet de la maternité autorisée ou pas en fonction de certains critères. « Ma mère est née avec quelques doigts légèrement atrophiés et je pense qu’elle a vécu dans la terreur de reproduire sa tare, comme elle le disait », confie la dessinatrice. « Elle s’est retrouvée épileptique à vie après un avortement clandestin en 1948 ». Récit contre-utopique, la dystopie matérialise les stéréotypes et les inégalités afin de sensibiliser et tenter de les déconstruire, « fait passer par la fiction cette dimension fascistoïde qui est toujours là », selon celle qui a vécu les difficultés d’être une femme créatrice d’un contenu et participé à l’évolution de la bande dessinée.

Profondément impliquée politiquement à partir de mai 68, elle est une des rares artistes auteures à avoir participé à l’aventure Metal Hurlant. « À mes débuts, il n’y avait pas un seul album digne de ce nom avec vraiment d’imaginaire, de la dystopie par exemple, produit par une femme. » La plupart étaient cantonnées à la bande dessinée féminine ou pour enfants, une bd distrayante. « Annie Goetzingeri dessinait pour les scénarios de Pierre Christain en véhiculant, selon moi, un imaginaire très misogyne, Nicole Claveloux qui était reléguée à la bd pour enfants a réussi à en sortir grâce à un journal de bd féminine, Ah ! Nana », revue de BD française conçue quasi intégralement par des femmes dans laquelle Chantal Montellier participait. « Il a été interdit d’affichage en kiosque par la censure pour pornographie. Ça devait être le seul journal de bd de l’époque à ne pas contenir de la pornographie dans l’indifférence générale. »

En 2007, elle fonde avec Jeanne Pujol et Marie-Jo Bonnet le Prix Artémisia qui récompense chaque année une bande dessinée réalisée par une ou plusieurs femmes. Depuis sa création, il a permis des avancées considérables dans la visibilité et la reconnaissance des femmes bédéastes. « On en avait marre d’être considérées comme une entité plus que négligeable », dit-elle franchement. « À défaut d’être reconnue par nos pères, devenir les mères qui reconnaîtront les filles. »

Longtemps censuré, l’imaginaire des femmes s’exprime aujourd’hui librement et joue un rôle primordial dans la prise de conscience, ce qu’un manifeste politique aurait du mal à faire. « Quand on parle de fin du monde, on cristallise l’intrigue. Le genre permet de faire passer un message avec émotion en le transposant dans un autre contexte », pense Lou Jan avant de citer son livre préféré, L’Incivilité des fantômes de Rivers Salomon. Contrairement à Chantal Montellier, ses histoires n’ont pas de visée politique, mais les problématiques actuelles restent subjacentes. Un récit dystopique aborde des sujets parfois alarmants en tenant le lectorat en haleine, l’effet « page turner », ce qu’un discours purement scientifique ou politique aurait du mal à faire. « Dans Symphonie atomique, Étienne Cunge nous emmène dans un monde post-climatique et on ressent exactement ce que ce serait de vivre au XXIIe siècle après tous les changements climatiques. »

Lou Jan machine à aimer
La Machine à aimer de Lou Jan, 2023

Pour Chantal Montellier, la question de l’imaginaire est fondamentale et la raison pour laquelle elle continue de se battre : « Tout passe par l’imaginaire, j’en suis de plus en plus convaincue. Il n’y a pas de réel s’il n’y a pas d’imaginaire. » En bande dessinée, les femmes d’aujourd’hui s’intéressent à la société, osent regarder le réel dans les yeux et traitent les rapports de force et de domination et les problèmes sociaux et politiques. « La femmes bédéastes viennent de loin. Leur imaginaire a été terriblement nié pendant des décennies, et pas seulement leur imaginaire », ajoute-t-elle en rappelant que les ateliers des beaux-arts ont été ouverts aux femmes qu’après la Première Guerre mondiale, vers 1920. « Elles n’avaient pas le droit de dessiner d’après des modèles vivants. Il y avait une censure et une peur de l’imaginaire des femmes sous la forme du dessin. Si une femme créait, se laissait aller à son imaginaire, elle pouvait finir à l’hôpital psychiatrique. Elle était considérée comme folle, comme Camille Claudel. » Chantal Montellier dénonce une ségrégation sociale pas avouée dans ces milieux-là.

Mais si les auteures ont su se faire une place dans le genre narratif qu’est la dystopie, qu’en est-il de leurs héroïnes ? Les rôles féminins brisent-ils les stéréotypes de genre ou restent-ils dans une représentation traditionnelle des personnages féminins ? La question est légitime puisque dans Hunger Games, l’héroïne finit mariée avec deux enfants… « C’est plus une logique commerciale pour moi. C’est le risque d’être mainstream et de plaire à tout le monde, on affadit le propos… Ils ont peut-être peur de tomber dans l’expérimental », suppose Lou Jan avant de conclure sur une note positive : « Mais ça veut aussi dire qu’il y a encore une marge de progrès ».

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INFOS PRATIQUES :

Table ronde « Dystopie au féminin », 12 octobre 2023 à 18h (durée : 1h30)

Invitgées : Chantal Montellier et Lou Jan. Modération : Arnaud Wassmer

Campus de Villejean (Rennes), Le Tambour (bât. O)

Sur réservation

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