“Le poème est un chemin qui cultive ses ronces” a écrit Yves Prié. Ce chemin est le sien depuis quatre décennies. En décembre 1980, notre homme, grand lecteur de poésie, poète lui-même, créait les éditions Folle Avoine, dans son atelier d’écriture et d’imprimerie aux portes de Rennes.
Le projet s’est réalisé avec des moyens modestes mais une ambition forte, des aides matérielles et une solidarité éditoriale, qui de l’avis même d’Yves Prié, n’existent plus guère à présent. Cette solidarité et cet encouragement « confraternel », Yves Prié les trouvera avec deux éditeurs « historiques » de poésie, René Rougerie, éditeur de la revue « Poésie Présente », mais aussi Guy Lévis-Mano (fondateur de « GLM »). Ces deux-là furent, pour notre éditeur naissant, des exemples et des « déclencheurs » majeurs et déterminants, aime à le rappeler Yves Prié.
René Rougerie, éditeur lui-même des premiers textes d’Yves Prié, fut d’une aide morale et intellectuelle de premier ordre. Sous cette influence, Prié édita des textes de poésie dans une présentation, une typographie, un graphisme qui n’étaient pas sans rappeler à l’évidence l’empreinte du Maître. Les aides matérielles des pouvoirs publics, bien visibles et concrètes quand les éditions Folle Avoine sont nées, firent le reste dans un climat et un contexte de création littéraire qu’on ne retrouve pas exactement quelques décennies plus tard. Yves Prié, dans sa volonté très ancrée de fabriquer le livre, fut aussi typographe, metteur en page, imprimeur, et – vocation première – poète à l’image exacte d’un Guy Lévis-Mano qu’il rencontra dans les années 70.
Yves Prié, s’il est éditeur de poésie, de ses propres poèmes d’abord, est aussi créateur de livres bibliophiliques, et c’est à travers un dialogue avec des artistes qui lui sont chers qu’il s’est mis à composer des livres, ceux qu’on appelle communément des livres d’artistes, et que Prié préfère appeler des « livres avec les artistes ». Ces livres sont, en effet, le fruit d’un échange entre le peintre, le dessinateur ou le graveur et l’éditeur. Le travail éditorial est ainsi, pour Yves Prié, œuvre de connivence et de complicité. Ainsi Prié « dialogue » avec Dilasser, Fédorenko, Pagnoux, Sénéca, Han Psi (le créateur des deux sigles de la maison), et d’autres, qui seront toujours pour lui des artistes de grande proximité littéraire, esthétique et formelle.
Le catalogue de notre éditeur s’enrichira donc au fil de l’eau de livres de poésie illustrés, à tirage limité sur beau papier et grand format, pour assurer la dimension d’œuvre d’art à un travail né de la voix d’un écrivain et de la main d’un artiste.
Le catalogue d’Yves Prié s’élargira ensuite vers d’autres sources que la poésie. La curiosité de notre éditeur et son amour de la littérature en général au hasard de ses rencontres avec des essayistes et romanciers (Louis Guilloux, Yannick Pelletier, Henri Bordillon, Michel Onfray, Jean-Claude Le Chevère, Mérédith Le Dez, entre autres) ont permis aussi l’édition ou la réédition de textes de Georges Palante, Alfred Jarry, Georges Bataille, Roger Caillois, Jean Grenier, Louis Guilloux bien sûr, tous parus, ou presque, dans la collection Signatures.
La littérature étrangère trouvera également sa place avec la collection Territoires où furent publiés d’étonnants textes comme cet almanach poétique japonais, source d’inspiration des haïkus, dans une traduction inédite du japonisant Alain Kervern, des extraits de la « Gesta Danorum », de Saxo Grammaticus, ou « Histoire des Danois », amplement et superbement illustrée par Nicolas Fédorenko, – un texte où se trouve le premier récit d’« Amlethus », source de l’« Hamlet » de Shakespeare -, le théâtre de John Millington Synge, ou bien encore quelques grands noms du domaine hispanique, Miguel Hernández, Luis Mizón ou le romancier colombien Álvaro Mutis. Sans oublier le grand journaliste républicain espagnol, poète lui aussi et universitaire rennais, Antonio Otero Seco (voir notre article), traduit par son ami Albert Bensoussan.
D’autres collections verront le jour, mais celle qui demeure la collection « originelle » est tout simplement dénommée « Folle Avoine », où se retrouveront Heather Dohollau – son livre « La Venelle des portes » fut le premier titre du catalogue de l’éditeur -, Jean-Paul Hameury – dont Yves Prié est l’éditeur quasi exclusif -, Michel Dugué, Alain Kervern, Jean-Noël Trébaul, Michel Pagnoux, Denis Rigal, Serge Wellens, Paol Keinneg, Andrée Chedid, entre autres.
La collection « Tiré à part » complète l’éventail poétique de cette maison d’édition avec en particulier les textes d’Yves Prié lui-même, publiés auparavant par René Rougerie, comme « La Nuit des pierres », « Les âmes errantes », « Frontières » ou « Passage des amers ».
La musique aussi aura droit de cité dans le catalogue de l’éditeur et la rencontre d’Yves Prié avec le compositeur Anthony Girard a fait naître « Le Rêve est notre espoir », une partition pour soprano sur des poèmes d’Yves Prié lui-même créée au Théâtre Sylvia-Montfort à Paris en 2001. Ce sera aussi « La Nuit, l’hiver », pour violon, piano et chœur de chambre, sur des poèmes d’Yves Prié, créé au Conservatoire national de région de Rouen en 1998, suivi de « Chemins, couleur du temps », créé à Rennes en 2015 par le chœur de chambre de Sabine Argaut.
En 40 années d’activité éditoriale et d’écriture, Yves Prié nous a donné à lire et à voir plus de 350 ouvrages regroupés dans douze titres de collections, autant de textes qui sont, de l’aveu même de cet éditeur rare et précieux, l’expression d’une authenticité, d’une « conjonction secrète entre la personne et la forme qu’elle élabore. C’est ce que j’appelle l’authenticité. J’espère que les livres que j’ai choisi d’éditer correspondent à cette déclaration d’intention. La littérature et plus particulièrement la poésie ne peuvent être pour moi un jeu gratuit, elles sont un engagement, une prise de risque. Je renvoie à ces vers de Maïakovski : « Et ça ose se nommer poète / et ça coucaille comme une caille grise / alors que nos jours / il faut avec un casse-tête / tailler dans le crâne du monde. » Et comment ne pas penser aussi, conclut Yves Prié à cette phrase de Kafka : « Le livre doit être la hache qui brise en nous la mer gelée. »
De la riche multitude du catalogue de Folle Avoine, il est difficile d’extraire un volume plus qu’un autre. Choisissons malgré tout quelques titres, merveilleusement illustrés:
– « Le Poème du Grand Inquisiteur » de Dostoïevski, traduit par André Markowicz, publié par Folle Avoine en 2004 – avant les éditions Actes Sud – est un texte qu’Yves Prié a toujours voulu publier. Ce monument de la littérature – longue réflexion sur l’abandon de la liberté pour des biens matériels, nous rappelle notre éditeur – a été illustré ici par six gravures à l’eau-forte de Nicolas Fédorenko, ami d’Yves Prié, peintre brestois au pinceau et au crayon puissants qui s’accordent bien avec la force du texte du grand romancier russe.
– « L’ombre à manger » de Louis Le Bihan, publié en 1984, est le fruit d’une rencontre entre Yves et l’auteur, professeur de Lettres classiques. L’écriture métaphorique de Louis Le Bihan a été magnifiée par le pinceau et les encres calligraphiques de Han Psi, artiste breton exigeant, « un pur d’entre les purs » nous dit Yves Prié, au point que cet homme exigeant a refusé à partir de 1980 toute exploitation commerciale de son œuvre d’artiste.
– « Passage du scribe », illustré par Han Psi (voir notre article), sur des textes d’Yves Prié qui commente ainsi l’édition de ce livre publié en 2020 avec l’aide de Laura Legros, une essayiste qui s’attache à explorer les rapports entre peinture et poésie : « L’échange que j’avais avec Han Psi n’est plus depuis son décès en 2015. Restent les souvenirs, les dessins, les souhaits demeurés en suspens. Les outils du scribe reposent pour toujours. Cependant l’œuvre vit son histoire, se découvre à quelques regards attentifs. Laura Legros a aimé ici le travail de l’artiste, a regardé de multiples dessins, a construit un projet éditorial totalement abouti et m’a offert la possibilité d’un nouveau dialogue. Ainsi le parcours que j’ai partagé avec l’ami retrouve vie et sens. Loin d’une tentation sépulcrale, ce sont des images vives qui s’inscrivent dans le livre. Laura Legros a assumé le rôle de l’éditeur qui propose, insuffle et construit le projet dans le choix des dessins, la mise en page et la typographie. L’échange que nous avons eu fut aussi avec l’œuvre de Han Psi, vivante au-delà de la disparition de l’artiste. Il en eût été satisfait. L’investissement, la justesse du regard de Laura justifient qu’elle soit considérée comme auteur de ce livre. »
– « Les cartes à jouer du corps », un livre publié en 2008 par Roland Sénéca, artiste vivant à Douarnenez, graveur sur cuivre puis sur bois, qui rencontre Yves Prié par l’intermédiaire de Nicolas Fédorenko. Sénéca y explique son travail et l’ouvrage est postfacé par le romancier Claude-Louis Combet.
– « La Nuit des pierres », poèmes d’Yves Prié, illustrés par François Dilasser, un artiste choisi par Yves Prié pour la sobriété de son trait.
– « Campos de Castilla-Terres de Castille », édition bilingue des poèmes d’Antonio Machado, traduits par Nicole Laurent-Catrice, illustrés de lithographies et dessins d’Éric Brault, dans un format large sur beau papier.
Achevons en citant des mots d’Yves Prié d’une douceur et d’une grâce infinies (mais il en est tant d’autres sous sa plume): « Le poème était le don. Il recherchait la meilleure approche pour atteindre le jour, une phrase contient la nuit et le vent, le feu et l’hiver. L’incision du temps se faisait alors moins vive; l’ombre se collait à la terre pour adoucir les failles. Le noir et le blanc se confondaient dans l’air. Le matin ignorait les prises de la mort – Ce monde est une enfance qu’une rivière anoblit, disait-il – .Tendresse que le doux regard des femmes sur toutes choses naissantes. Le temps s’en allait à contrevent en glissade de neige » (in : « Un jour sans importance »)
► Catalogue des éditions « Folle Avoine » : www.editionsfolleavoine.com