L’histoire qui nous est contée dans Juste à moitié… dévorée est celle d’Elize Ducange, une artiste plasticienne installée depuis 2016 à Bécherel, commune située au nord de Rennes. Là-bas, dans son petit atelier, elle façonne des personnages en céramique, travaille les couleurs, la terre, les mots, dessine et peint aussi. Après une écriture parfois laborieuse, toujours éprouvante, qui s’est étalée sur trois ans, elle publie un témoignage choc à propos de l’inceste qu’elle a subi enfant : Juste à moitié… dévorée, aux éditions Goater.
L’ouvrage, originellement sous la forme d’un livret artistique d’exposition, est devenu un beau livre rédigé à la manière d’un long poème. Dans cet écrit marquant dès le premier vers, Elize raconte comment son oncle a dévoré une partie de son enfance. Elle tente, en compagnie de son lecteur, de trouver le chemin de la reconstruction. Comment panser ses plaies et continuer de vivre lorsque cette période clé qu’est l’enfance a été souillée, définitivement altérée par un homme qui aurait dû en être l’un des gardiens ?
« 40 ans que j’ai 5 ans »
Élize Ducange caractérise cet inceste comme un crime d’existence, un vandalisme existentiel qui lui laisse aujourd’hui des cicatrices profondes et à vif « des bouts de lui […] je ne sais plus ce qui est à moi ». Au fil des lignes, on comprend que cet homme, pourtant son parent, est parvenu à entrer jusque dans son espace physique et psychologique le plus intime, causant une destruction totale de son être. On peut lire : « être violée enfant c’est être réduite à rien, rien d’autre qu’un objet ; c’est être utile mais pas précieux ». L’enfant qu’était Elize s’est identifié, du fait du traumatisme, à un bien dont on peut disposer. Cette déshumanisation complète a eu sans nul doute des conséquences dramatiques sur la confiance, l’estime d’elle-même qu’elle a pu développer en grandissant. De surcroît, dans le but de survivre, la jeune fille s’est isolée, auto-flagellée car, incapable de s’aimer, elle ne pouvait consentir à aimer autrui. Cette absence de perspective de mieux en société a pu être un frein à la guérison du fait d’une absence de dialogue.
Ce livre, Elize l’a écrit pour parler, pour ne pas disparaître dans le silence qui s’abat bien souvent sur les victimes de viol et d’inceste. Au cours de l’ouvrage, le traumatisme prend la forme de harcèlements sensoriels comme une odeur tenace et écœurante, des goûts ou encore des gestes qui l’ont souillée et marquée. Cette manière de décrire la blessure sous le prisme des sens la rend d’autant plus réelle et pour l’autrice, difficile à oublier. Une simple odeur ou un geste pouvant, encore aujourd’hui, réactiver le choc « maintient la vie au présent des maltraitances passées ». Les rechutes furent d’ailleurs nombreuses et à nouveau, le corps qui s’échappe et fait renaître le viol sur le plan somatique (dans le métro, dans la rue).
Cela dit, la rédaction de Dévorée s’inscrit aussi dans une démarche de confrontation et de purification. Par l’écriture, Elize peut regarder en face cet épisode dans sa dimension la plus traumatique afin d’évacuer hors de son corps tant les stigmates que la présence de cet homme. Dès l’enfance, l’artiste a ressenti une sorte de culpabilité de n’avoir su réagir, couplée à une peur de faire trop de bruit, de déranger. Ce terme « ne pas déranger » est répété de façon quasi obsessionnelle tout au long du livre et témoigne des séquelles psychologiques d’Elize et de l’emprise exercée par cette figure d’adulte. La petite fille qu’elle était à l’époque se sachant dérangée dans son être, a longtemps craint de le faire « subir » aux autres.
Pour parachever le sentiment d’exclusion, l’omerta familiale mise en place a transformé l’acte d’inceste en un dérangeant secret de famille. En effet, l’inceste ne prospère que sur la confiance et les huis clos de cadres relationnels étroits. Elle évoque également sa sœur, qui semble avoir mis fin à ses jours après que l’oncle prédateur a décidé de s’en prendre à elle. Elize narre la destruction de l’innocence, de l’idée communément admise d’un parfait et d’une pureté de l’enfance. En la violant, son oncle a mis à mort l’enfant et condamnée la fillette, devenue femme, à un corps qui, pour oublier, a développé des maladies comme des moyens de défense. Mais la douleur s’est avérée être un refuge pour Elize qui l’a cultivée pour se sentir vivante. L’ouvrage est ainsi davantage tourné vers ce qu’induit, détruit l’inceste ( besoin permanent de contrôle pour ne pas rechuter) que vers une description de l’acte en lui-même.
« Il m’a volé l’innocence de croire que la nuit je pouvais dormir. »
Grâce à l’écriture, le dessin, la peinture, le travail de la céramique, Elize peut désormais transformer le néant, le rien comme elle le dit, en quelque chose de beau « écrire et dessiner pour exister, reprendre corps, pour prendre pied ». Les mots permettent de fixer le traumatisme intériorisé, mettre des notions réelles, des termes sur l’indicible, l’invisible. La création lui permet de façonner, de laisser une trace, une empreinte sur le réel tout en le réaffirmant. Elle peut désormais tirer une force de ce qu’elle a subi, ne plus avoir honte. Cette quête de sens mais aussi de bonheur qui s’est traduite par l’art, lui donne la possibilité d’accorder de nouveau son esprit si créatif avec un corps qui lui, a subi. Car le viol qu’elle a connu a engendré ce qu’elle a ressenti comme une scission entre son corps et son esprit « une tête sans corps » et conduit Elize à ne plus essentialiser son existence à cette enveloppe charnelle. Ce qu’elle met en avant, c’est la nécessité de récupérer le contrôle d’un « corps volé », de se réappartenir, retrouver son essence. On peut lire au détour d’une page la formule « naître à moi » qui prend tout son sens : il s’agit de naître vierge de tous ces évènements une seconde fois.
Le titre Juste à moitié dévorée traduit la vie qui reste en elle, la force d’exister et de se battre. Cette volonté farouche se retrouve dans la puissance des mots employés, de cette façon d’écrire qui parle et dérange la sensibilité du lecteur. Elize Ducange utilise de manière singulière l’espace de rédaction à la manière d’un dialogue avec elle-même. De nombreuses pages sont donc quasiment vierges à l’exception de quelques vers placés par-ci par-là. Cette place des paragraphes, mais aussi le jeu sur les polices retranscrivent quelque chose : le besoin d’une absence de structure afin d’aller vers quelque chose de plus vrai. La fin de l’ouvrage est quant à elle l’occasion pour l’auteur d’évoquer, toujours en vers, la reconstruction, comment réapprendre à se livrer de façon amoureuse, à concevoir l’acte sexuel comme autre chose qu’un accaparement. Du haut de ses 80 pages, Juste à moitié dévorée est un témoignage percutant et émouvant de la vie d’Elize Ducange, un récit poétique mais violent sur la vie après le drame. Il y est question de doutes, de peur, de honte mais aussi d’espoir et d’acceptation. Ce parcours de vie n’est malheureusement pas unique et chaque année, des milliers de jeunes filles et femmes en sont victimes.
L’inceste, un sujet encore tabou mais pourtant répandu en France
Puni par le Code pénal et par le Code civil lorsqu’il est commis sur mineur, l’inceste n’est à l’heure actuelle qu’une circonstance aggravante de crime sexuel devant la loi française. À l’inverse d’autres pays occidentaux, il n’est pas réprimé dans le Code pénal dès lors que la relation a lieu entre deux majeurs consentants. C’est en 1994 que le délit d’atteinte sexuelle sur mineur est instauré. La mesure connaît un prolongement en 2016, lorsque la mention d’inceste est inscrite dans le Code pénal. En 2018, la loi du 3 août, dite loi Schiappa, porte le délai de prescription pour le viol sur mineur à trente ans à compter de la majorité de la victime, contre vingt ans auparavant. En France, le crime d’atteinte sexuelle commise sur des victimes âgées de moins de 15 ans est puni de dix ans d’emprisonnement et 150 000 € d’amende.
Le sujet est depuis toujours tabou, mais d’après une étude d’Ipsos de novembre 2020, l’inceste concernerait 10% de la population. Une étude détaillée de l’INED (Institut national d’études démographiques) avance qu’un homme sur huit, et une femme sur cinq, affirment avoir subi des violences psychologiques, physiques ou sexuelles, y compris l’inceste au sein de la sphère familiale, avant d’atteindre l’âge de 18 ans. Cette hausse dramatique des chiffres semble avoir une corrélation directe avec la libération de la parole, rendue possible par le mouvement #MeToo initié en 2017. C’est également dans le sillage de la publication de Camille Kouchner que les langues se sont déliées. En janvier 2021, elle publie La Familia Grande qui revient sur l’inceste et le viol commis par le constitutionnaliste Olivier Duhamel sur son frère jumeau, alors adolescent. Entre 2016 et 2018, les hommes ont représenté 96% des agresseurs sur des victimes qui sont à 80% de sexe féminin. Pour se donner une idée de l’ampleur du phénomène, il faut considérer que parmi les 4 341 victimes de violences sexuelles incestueuses enregistrées sur la période, la moitié avait moins de 4 ans.
« Un Français sur trois connaît une victime d’inceste », raconte Isabelle Aubry, présidente fondatrice de l’association Face à l’inceste. La phrase, choc traduit la régularité d’un phénomène que nous connaissons pourtant peu. Pour Catherine Milard, directrice de l’association SOS Inceste & Violences sexuelles, l’inceste constitue « une destruction totale de l’individu, de l’identité psychique et corporelle de l’enfant. » En effet, c’est tout le cadre d’évolution psychologique des enfants victimes d’inceste qui est rompu. Dans une vaste majorité des cas, le port d’un même nom de famille que l’agresseur renforce la perte de repères et le trouble d’identité d’enfants qui peinent à saisir la gravité de ce qui se joue . Chaque fois, le schéma est identique : séduction qui devient un jeu pervers et conduisant à une emprise et une intrusion dans l’espace intime. Généralement, la menace et le chantage créent un sentiment de honte, de complicité et donc de culpabilité.
D’autre part, bien souvent se développe une forme d’amnésie traumatique, parfois brisée à l’âge adulte qui occasionne un deuxième traumatisme et emprisonne les victimes qui se sont tues pendant des années, par crainte de défiance et de jugement.
Elize Ducange, Juste à moitié dévorée, Format : 13x17cm, 80 pages, Prix :15€
Editions Goater en partenariat avec Coop Breizh
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