Ellis Island se dresse comme un imposant navire de pierre mouillant dans la baie d’Hudson, à l’entrée du port de New York, à quelques encablures de la monumentale statue de la Liberté chevillée au rocher, éclairant le Nouveau Monde.
Surmontée de quatre tours, la grande bâtisse d’Ellis Island, lointaine et lourde copie de la Renaissance française, a marqué l’entrée des États-Unis pour plusieurs millions de migrants pris du rêve américain et débarqués des navires transatlantiques de 1892 à 1954. 5 à 10000 voyageurs sont passés tous les jours par cette gare de triage maritime, le plus souvent des malheureux entassés dans les entrailles des navires, chassés par la misère de leur Pologne, Allemagne, Russie ou Italie natale, parqués, contrôlés, examinés, fouillés par une vétilleuse administration américaine soucieuse de filtrer de pauvres hères jugés dangereux pour la sécurité et la santé du pays. Gaëlle Josse, bouleversée par sa visite à Ellis Island en 2012, en imagina l’histoire, en fit le roman, et publia en 2014 Le Dernier Gardien d’Ellis Island.
Sous la plume de l’écrivain, John Mitchell fut le dernier gardien d’Ellis Island. Il y passa toute sa vie et y mourut. “Pendant quarante-cinq années, j’ai vu passer ces hommes, ces femmes, ces enfants, dignes et égarés dans leurs vêtements les plus convenables, dans leur sueur, leur fatigue, leur regard perdu, essayant de comprendre une langue dont ils ne savaient pas un mot, avec leurs rêves posés là au milieu de leur bagage”.
Quelques jours avant sa fermeture à l’automne 1954, John Mitchell nous raconte ce que fut son quotidien, lui qui ne quitta jamais ce minuscule bout de terre malgré les propositions et sollicitations de son administration. Sa vie ? Malheureuse. En totale communion avec cette population de déracinés qu’il a vu défiler dans les couloirs obscurs et crasseux, à présent vides, de cette ultime “escale” maritime avant que ces êtres déracinés ne mettent le pied sur la terre ferme des États-Unis.
De retour d’un bref voyage de noces dans le parc de Sterling Forest, seule escapade, lointaine et belle, qu’il s’est autorisé, John décida sa jeune épouse, Lizz, une infirmière, de venir partager sa vie sur cette infime parcelle d’Amérique. Une épouse dévouée corps et âme à ces pauvres voyageurs, que John perdra bien vite. Victime du typhus qui ravage les voyageurs de ces traversées infernales dans les soutes et entreponts des navires, Lizz sera emportée par la maladie en quelques heures. Son mari, anéanti de chagrin, ne voudra pas s’éloigner d’elle et la fera enterrer sur l’île même. Le deuil ne lui fera pas fuir pour autant ce lieu de souffrances. Il s’abîmera même dans son travail et son empathie avec cette population d’expatriés n’en sera que plus forte, qui le portera à continuer à secourir et aider ces malheureux déracinés.
Une jeune orpheline italienne, désemparée et apeurée, chassée de son petit village de Sardaigne, Nella, protectrice vigilante et ardente de son frère, un simple d’esprit qui l’accompagne et qu’elle ne quitte pas d’un pouce, lui fera revivre, après Lizz, une grande passion amoureuse. Mais ses gestes empressés et fiévreux, incontrôlés et dévastateurs, cruellement vécus de part et d’autre, feront fuir définitivement la jeune femme, loin de celui qui aurait voulu être son sauveur.
La vie de John, tiraillée entre la rigueur de l’administration et la douleur des migrants, le rapprochera d’autres pauvres hommes et femmes dont l’Amérique ne voulait pas : tel ce jeune, serviable et courageux ouvrier italien dont il découvrira le passé militant et anarchiste et qu’il laissera partir en Amérique (« en quelques instants j’étais devenu un traître à mon pays, tout simplement »); ou encore cet écrivain hongrois, Georgy Kovacs, soupçonné par l’administration américaine de communisme ou de dissidence – mais qu’importe pour ces disciplinés et zélés fonctionnaires de l’immigration ! – refoulé et conduit vers le Brésil, auquel Gaëlle Josse prête des mots magnifiques : « Notre rêve d’Atlantide, ou d’un mont Ararat où notre arche pourrait enfin s’échouer, notre vœu d’une Ithaque où il serait permis à nos corps et à nos âmes lassées de trouver quelque repos, se réduisirent à une coupe d’amertume, un cauchemar noyé de brume et d’humidité, dans un casernement glacé et inhospitalier. L’Amérique que nous avions tant désirée se réduisait à un camp de fonctionnaires empressés et frileux, chargés de tenir à distance toute tentative d’approche d’une pensée divergente, tous les germes d’une possible déviance intellectuelle. L’Amérique savait ouvrir grands les bras, elle nous a montré qu’elle savait aussi brutalement les refermer. C’est cette seule Amérique-là qu’il nous fut donné de rencontrer, avant de poursuivre notre périple d’errance et d’espoir sur les mers du monde ».
Gaëlle Josse pensait-elle alors à Sándor Márai, romancier hongrois né avec le siècle, dissident dans une Hongrie affidée au nazisme puis au communisme, exilé aux Etats-Unis en 1948 et que le sort tragique des migrants n’a cessé de tourmenter ? Ou bien encore à Stefan Zweig, exilé avec sa femme au Brésil ?
Tous les personnages de ce livre sont nés de l’imagination de la romancière. À l’exception de trois d’entre eux, précise-t-elle en fin de volume : Arne Peterssen, dernier immigrant passé par Ellis Island en novembre 1954 et Luciano Chianese, l’interprète italien dont la figure est empruntée à celle de Fiorello La Guardia, intermédiaire entre les migrants italiens et l’administration, qui devint ensuite avocat puis maire de New York .
Enfin A.F. Sherman, simple employé du Bureau d’immigration, photographe à ses heures et anthropologue avant l’heure, grâce aux 250 portraits de migrants qu’il a réalisés, exposés à présent sur les murs d’Ellis Island transformés en musée. Ces portraits d’hommes et de femmes saisis entre deux mondes, saisis entre tourment et espoir, ont participé de la « fulgurante émotion » qui a saisi la romancière découvrant le lieu en 2012, cette « île de larmes et d’espoir » et déclencher son impérieux désir d’écrire sur ce « non-lieu […], grotte d’oubli et de renoncement » avec tout son poids de chair et d’humanité.
Le dernier gardien d’Ellis Island, roman, par Gaëlle Josse, éditions J’ai Lu, 2016, 192 p., ISBN 978-2290109441, prix: 6.90 euros.
Ellis Island accueillit environ 12 millions de personnes entre 1er janvier 1892 et le 12 novembre 1954. La plupart des immigrés qui passaient par Ellis Island étaient Européens, un certain nombre venant également de pays arabes dominés par l’Empire ottoman. La première immigrante se nommait Annie Moore, une jeune fille de 15 ans venant de comté de Cork en Irlande, le 1er janvier 1892 pour rejoindre avec ses deux frères, leurs parents, qui étaient venus à New York deux ans auparavant. Elle a été accueillie par les officiels et une pièce d’or de dix dollars.
Photos : New York Public Library, Digital Collection. Collection de William Williams (1862-1947). Les photos ont été prises entre 1902 et 1913.
Augustus Sherman, le greffier en chef d’Ellis Island, avait un accès privilégié à des sujets potentiels pour son appareil photo. Il est probable que les sujets richement costumés de Sherman étaient détenus à Ellis Island pour une raison ou une autre. En attendant de quitter l’île (sous escorte, avec de l’argent, ou des billets de voyage), certains de ces immigrants ont pu avoir été convaincus de poser pour la caméra de Sherman, de revêtir leurs plus beaux vêtements de vacances ou costume national, qu’ils avaient apportés avec eux. Les photos de Sherman ont été publiées dans le National Geographic en 1907 et depuis des décennies ils sont accrochés de manière anonyme dans le quartier Lower de Manhattan au Service fédéral de l’immigration.
Georges Perec a lui aussi écrit un bref texte sur ce lieu d’immigration intitulé Ellis island, publié par P.O.L. en 1995 (71p., ISBN 978-2-86744-482-1, 10.50 euros). Ce texte était le support d’un film commandé par l’INA à Georges Perec et Robert Bober intitulé Récits d’Ellis Island, Histoires d’errance et d’espoir. P.O.L. a publié les mots du commentaire du film et justifié ainsi leur publication “pour souligner l’importance qu’a eue pour Georges Perec sa confrontation avec le lieu même de la dispersion, de la clôture, de l’errance et de l’espoir.” Ce film, présenté ici a été diffusé par TF1 les 25 et 26 novembre 1980. Il est visible en partie :