Redécouvrir Emmanuel Roblès avec la réédition du roman Saison violente

Saison Violente, seul roman autobiographique d’Emmanuel Roblès, a été publié dans une édition illustrée commentée par Martine Mathieu-Job, aux éditions Bleu Autour. Dans ces pages, il évoque les blessures fondatrices de son adolescence à Oran dans les années 1920.

Traité en son jeune temps, à Oran, de « cinquante-pour-cent », Emmanuel Roblès, Français d’Algérie d’origine andalouse, jugea bon d’ajouter un accent grave à son patronyme espagnol Robles (qui est l’équivalent de « Rouvres » en français) afin de se faire accepter comme Français à part entière. Les éditions Bleu autour, dirigées par le dynamique Patrice Rötig, et Martine Mathieu-Job, universitaire spécialiste d’Albert Camus et des écrivains de la Méditerranée, ont eu l’heureuse idée de republier, cinquante ans après, l’un des meilleurs romans d’Emmanuel Roblès (1914-1995), Saison violente, dont la première édition remonte à 1974.

Saison-violente emmanuel roblès

Récit autobiographique, ou autofiction, qui retrace l’enfant que fut Emmanuel, saisi à l’âge de 14 ans, dans cette ville d’Oran qui connaissait dans les années 20 – et toutes les années qui suivirent – une autre Peste que celle décrite par celui qui deviendrait, plus tard, son ami, Albert Camus : la peste du racisme et de la stigmatisation. D’où naquit chez lui, très tôt, un sentiment de révolte, fort bien analysé par Mathieu-Job dans sa préface : « Itinéraire d’un indigné ». L’enfant naît pauvre dans une famille démunie, car son père meurt avant même sa naissance d’une autre modalité de la peste, le typhus. Et la mère travaille et vit difficilement comme lavandière, disons même femme de ménage. (Notons au passage, pour nous en émerveiller, qu’un certain nombre d’écrivains ont eu pour mère une bonne à tout faire.) L’homme de la maison est ce fils, qui finira, à la fin du roman, par admettre que sa mère, encore trentenaire, puisse se remarier, mais pour l’heure, il a une attitude de petit bonhomme jaloux, possessif et exclusif. On comprend, par là-même que sa mère est la femme de sa vie. Mais il sautera par-dessus le complexe d’Œdipe et fera son éducation sentimentale en tombant amoureux de la fille de riches bourgeois qui vivent à l’étage au-dessus de l’appartement où travaille la mère ; mais cette Véronique est une pâle jeune fille, tendre et très attachante, que la tuberculose conduira, en fin de récit, au départ en France, vers la montagne salvatrice. Itinéraire exact du grand ami à venir, Albert Camus, contraint de quitter l’Algérie pour un climat propice à la réhabilitation de ses poumons et qui vivra près de deux ans au Chambon-sur-Lignon, en 1942-1943, et que nous retrouverons dans cet extraordinaire témoignage : Camus chez les Justes, qui paraît cette même année chez le même éditeur.

« Elle va réellement partir !… Cela se joue en dehors d’elle, en dehors de nous, et je suis pris d’une telle révolte que je saisis Véronique aux épaules, que je l’attire contre moi, pour la protéger, la garder, et elle cède à mon mouvement, s’appuie contre ma poitrine, tandis que je l’embrasse, que je baise éperdument ses cheveux, ses joues, son front. »

Saison-violente emmanuel roblès

La révolte est l’attitude constante de cet adolescent qui, 1er de la classe en français, se voit refoulé par la caste des « Petits Blancs » de cette Algérie coloniale, en particulier cette Mme Quinson, la patronne de sa domestique de mère :

« Mme Quinson se mit à me reprocher mon accent, à singer ma manière de prononcer certains mots et elle alla jusqu’à dire : ‘’On aura beau faire, tu es et tu resteras toujours un cinquante-pour-cent’’. »

Mais plus grave est le racisme outrancier de cette « bonne âme ». Apprend-elle que son meilleur ami est Kalfon ? « Un Juif ! Mais tu es fou ? », s’écrie-t-elle. Et des Arabes, bien sûr, elle dit pis que pendre. Sait-elle qu’il voit la jeune fille aussi belle que pâle du 4e ? « À partir de maintenant, tu l’évites. Compris ? » Oui, en Algérie française, les clans étaient marqués et les frontières infranchissables. Mais le petit Emmanuel, justement, qui parlait déjà trois langues, le français, l’espagnol et l’arabe, comprend très tôt que tous ces réprouvés de la société « coloniale » mis dans le même sac doivent s’unir et lutter contre l’oppression. On rappellera que plus tard, alors que le destin de l’Algérie française se jouait pour son malheur, le grand quotidien L’Écho d’Alger évoquait Pierre Mendès-France, le premier ministre d’alors, en l’appelant « le Juif Mendès » et oblitérant l’autre moitié de son patronyme : cinquante-pour-cent, n’est-ce pas ? Roblès, ici, évoque « Le Petit Oranais, organe de notre municipalité antisémite et qui – Hitler à peine inventé – porte en exergue la croix gammée ». L’antisémitisme marqua ce jeune homme, et sa répulsion, son combat contre le racisme ne le quittera jamais. Devenu plus tard directeur de la collection « Méditerranée » aux éditions du Seuil, Roblès aura à cœur, tout en donnant voix aux grands écrivains espagnols que furent Camilo José Cela (prix Nobel 1989) et Ramón J. Sender, de faire connaître ces grands noms des Lettres françaises en Algérie que furent Mouloud Feraoun (assassiné par l’OAS), Kateb Yacine (Nedjma) et Mohammed Dib (La Grande Maison), et publier le Tunisien Claude Kayat pour son roman Mohammed Cohen, au titre parabolique (le héros de cette déconcertante identité est né de père juif et de mère arabe). À l’instar de l’autre grand nom de la littérature française d’Algérie, Jules Roy, qui fut le premier à brosser le tableau d’une « youpinade » (littéral) – orchestrée autour de la venue à Alger d’Edouard Drumont, figure historique de l’antisémitisme en France, auteur du pamphlet La France Juive – dans Le Maître de la Mitidja (Grasset, 1970), Emmanuel Roblès nous entraîne dans l’une de ces manifestations de haine :

« Une manifestation de l’Union latine, avec un orateur venu spécialement de Paris pour traiter du ‘’péril juif’’, avait dégénéré en émeute. À la fin de la séance des bandes d’excités avaient envahi le quartier israélite, brisant les devantures et tirant des coups de feu. Il y avait eu des blessés et un mort. »

L’adolescent sera pris au milieu d’une contre-manifestation, organisée pour « prouver notre solidarité avec la population israélite, protester contre l’antisémitisme et le racisme en général, exiger la protection réelle et permanente du quartier juif ». Grièvement blessé et transporté à l’hôpital, il ne pourra aller au port faire ses adieux à Véronique allant se soigner dans la montagne française, et le récit s’arrêtera sur cette frustration. Mais aussi sur l’accès du protagoniste à l’âge d’homme, aspirant à « posséder quelque chose qui n’existait pas, quelque chose de très pur, d’infiniment parfait qui ne pouvait être et ne serait jamais de ce monde ». Accéder à l’âge adulte a ce goût amer de la lucidité. Et ce n’est pas l’actualité qui contredirait ce constat. Reste la nécessité du combat. Et Martine Mathieu-Job met en parallèle à son discours, la célèbre conclusion à la leçon en 1981 au Collège de France de Jacques Berque, éminent arabisant et autre « pied-noir » : « J’appelle à des Andalousies toujours recommencées, dont nous portons en nous à la fois les décombres amoncelés et l’inlassable espérance ». Emmanuel Roblès était bel et bien d’origine andalouse ; rappelons que la population d’Oran était alors pour moitié d’origine espagnole, le castillan étant d’ailleurs devenu la langue véhiculaire de cette ville d’Algérie1, la seule à s’honorer d’arènes, et les courses de taureaux d’Eckmühl, dans le haut quartier, étaient célèbres dans toute la sphère ibérique. Roblès ne manque pas, dans ce roman, d’y faire référence, notamment dans la grande scène de l’émeute et de sa répression :

« Dans mon cerveau, des choses éclatent encore, produisant de brefs éblouissements. Je ferme les yeux, le front contre une affiche dont je n’ai pu lire que le mot ‘’Toros’’… Des hommes me croisent furtivement sans même me regarder. ‘’Toros’’ dit l’affiche. »

Mais voilà, on le veut Étranger, et Roblès fut tellement subjugué par le récit d’Albert Camus qu’Edmond Charlot, son ami éditeur, fit éditer, qu’il alla jusqu’à écrire (avec Georges Conchon) le scénario du film – Lo Straniero – qu’en tira Luchino Visconti, avec nul autre que Marcello Mastroianni dans le rôle de Meursault. Mais, bien sûr, Emmanuel Roblès était dans sa famille à Paris au milieu de ces amis Albert Camus, Jean Pélégri (l’immense auteur du Maboul), Mouloud Mammeri (La Colline oubliée), Jules Roy, l’auteur des Chevaux du Soleil (6 volumes), qui connut un grand succès à la télévision, le critique de cinéma Robert Benayoun, qui signa lui aussi le Manifeste des 121 (déclaration sur le « droit à l’insoumission » dans le contexte de la guerre d’Algérie), le peintre algérois Louis Bénisti, qui grava la stèle à la mémoire d’Albert Camus érigée à Tipaza, avec cette citation du Nobel 1957 : « JE COMPRENDS ICI CE QU’ON APPELLE GLOIRE, LE DROIT D’AIMER SANS MESURE ».

 emmanuel roblès paul belmondo
Emmanuel Roblès, sculpture de Paul Belmondo, 1980 © Adagp, Paris, 2022. Musées de la ville de Boulogne-Billancourt – Photo Philippe Fuzeau.

Sans oublier Paul Belmondo (le papa de Jean-Paul) qui sculpta le visage d’Emmanuel pour l’éternité. On rappellera, pour finir, que l’année même de sa mort, Roblès fit paraître cet hommage à l’ami essentiel : Camus, frère de soleil (Le Seuil, 1995) et que, se souvenant qu’au printemps à Tipaza « les dieux parlent dans le soleil », ce soleil de violence qui conduisit Meursault au meurtre, il se rappela alors le vers d’Apollinaire, par ailleurs cité dans les pages de ce livre, et qui lui sert d’exergue : « Voici que vient l’été, la saison vïolente ». Et le titre fut ainsi trouvé, pour cette chronique d’unemonde fait de bruit et de fureur, de racisme et de brutalité, d’exclusion et d’extrémisme, alors que cet homme fut, sa vie durant, lui qui, avec Camus, appela dans les rudes années de la guerre d’Algérie, à une « Trève civile », un homme de dialogue et de paix. En vain, projetant là, dans ce livre, la frustration et le désabusement – el desengaño – de ce garçon dont le nom ne nous est jamais donné – ce pourquoi l’on voit bien qu’il se prénomme Emmanuel / Manolo – dans ce qui, dans la riche production romanesque (Les Hauteurs de la ville) et dramatique (Montserrat) de Roblès, apparaît comme un roman d’apprentissage. Oui, il est grand temps de redécouvrir l’un des grands noms des Lettres de France, de Navarre… et d’Algérie.

Saison violente d’Emmanuel Roblès, Éditions illustrée et commentée par Martine Mathieu-Job, Bleu autour, 2024, 240 p., 27 €

1. Cf. Christian Flores, Le Voleur d’huile. L’Espagne dans l’Oranie française, L’Harmattan, 1988.

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

1 COMMENTAIRE

  1. Excellent article! Très émouvant! Et excellente idée que de rééditer Saison violente, ce merveilleux roman de mon regretté ami Emmanuel. D’autres suivront, j’espère!

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