« L ‘Anarchie, plus Trois. » Entretien avec Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, auteurs de L’anarchisme chrétien. 5e partie.
La Cité du soleil de Campanella comme l’Utopie de Thomas More revisite le modèle hérité de courants hérétiques chrétiens et fonde un pays merveilleux où règnent la fraternité et l’égalité entre les hommes. Le problème pour le lecteur qui lit entre les lignes, c’est que l’utopie est perspective, voire objectif, mais sa mise en pratique verse souvent dans le totalitarisme… J’en veux pour preuve la distance qui existe entre les souhaits exprimés dans Voyage en Icarie par Etienne Cabet, penseur chrétien qui compte parmi les seins nourriciers du communisme en France, et la réalité du communisme… Une dérive totalitaire qui fut bien perçue au XIXe par un autre anarchiste chrétien français, Pierre Leroux. Qu’en pensez-vous ?
— Cabet lui-même est l’exemple d’un évangélisme politique ayant évacué toute transcendance, c’est-à-dire au fond de ce qui caractérise le projet moderne : un salut temporel, immanentisé, le paradis sur terre de la main invisible ou de la société sans classes. Son communisme vire très vite à la tyrannie, et à l’échec. L’Icarie n’est pas sexy, c’est le moins qu’on puisse dire, et il en va de même de nombreuses tentatives utopiques contemporaines qui partagent toutes un certain prométhéisme et un fatal optimisme. C’est là que se situe la faille intime mais abyssale, entre athéisme et théisme : un authentique anarchisme chrétien est un anarchisme au nom de Dieu, qui a en Dieu son fondement mais aussi sa limite. Pierre Leroux, tout quarante-huitard qu’il soit, s’oppose par une pensée de la finitude, de la limite, donc de la transcendance, aux utopismes qui donneront les totalitarismes que l’on sait.
L’anarchiste chrétien, comme Ellul et d’autres, est fondamentalement antitotalitaire. Ce n’est pas un idéologue, il sait que l’anarchie n’est pas possible ici-bas, mais son anarchisme est une tension réaliste vers l’idéal évangélique. Ce n’est que lorsque Dieu sera tout en tous que l’anarchie sera réalisée, et ce n’est pas entre nos mains ni à notre portée. Mais le combat lui est donné. C’est un peu, toute proportions gardées, la traduction politique de la sainteté : le saint tend à la sainteté mais la sainteté finale et universelle sera donnée par Dieu, sera réalisée en et par Dieu.
Saint Thomas More, l’inventeur de l’Utopie, fut d’ailleurs un grand homme politique comme chancelier d’Angleterre et un grand martyr politique dans sa résistance aux prétentions tyranniques d’Henri VIII (Acte de Suprématie). Il s’inscrit d’ailleurs, plus largement que l’anarchisme chrétien auquel nous avons voulu circonscrire notre étude, dans ce grand courant de la résistance chrétienne (et juive dans l’Ancien Testament) au pouvoir politique, à César et sa tentation idolâtrique et totalisante, totalitaire : depuis les Maccabées face à Antiochus Epiphane, depuis les innombrables martyrs fauchés par l’Empire romain, jusqu’au XXe siècle des grandes idéologies totalitaires et de leur inédite moisson de nouveaux martyrs – « le siècle des martyrs »-, le christianisme authentique, – et le chrétien authentique (qu’il soit catholique, orthodoxe, protestant…)- est du côté des opprimés, des persécutés, des torturés, des massacrés, des écrasés, des exploités ; est contre tous les abus du pouvoir, celui-ci se dirait-il, se voudrait-il chrétien. On se souvient de ce fol-en-Christ qui en Carême se leva contre Ivan le Terrible, l’accusant de manger de la chair humaine. Thomas More, le père de l’Utopie, eut ce même courage jusqu’à la mort contre son souverain Henri VIII. Et ils sont des milliers et des millions à rendre le même témoignage.
Propos recueillis par Nicolas Roberti