« L ‘Anarchie, plus Trois. » Entretien avec Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, auteurs de L’anarchisme chrétien. 1ère partie
Le Christ est-il, selon vous, la voie, la vérité et la vie de l’anarchisme et de l’anarchiste ?
Pour de nombreux anarchistes dans l’Histoire, et sans doute un grand nombre d’entre eux, le rejet de la religion comme institution a entraîné un rejet du christianisme et du Christ. Cependant, et nombre d’entre eux en étaient conscients, et des plus grands – Proudhon, Bakounine, Kropotkine…–, l’anarchie, l’anarchisme, étaient la traduction immédiate, l’application hic et nunc du programme évangélique, non plus repoussé dans un hypothétique au-delà mais mis en pratique dès ici-bas. À ce titre, les grands anarchistes agnostiques, athées ou antithéistes, ont surtout reproché aux Églises, avec un certain simplisme, leur institutionnalisation et leur trahison de l’Évangile – avec le fameux tournant « constantinien ». Thèse d’ailleurs reprise par certains anarchistes chrétiens d’obédience protestante (Jacques Ellul entre autres). Souvent le Christ est reconnu, par des anarchistes croyants ou mécréants, comme « le premier anarchiste », et les premières communautés chrétiennes, les premières Églises, avec leur communisme apostolique et volontaire, comme des essais proto-anarchistes. L’Église des premiers siècles, vue comme petite, pauvre, populaire, non-violente, l’Église des martyrs est ainsi l’Église authentique, avant la compromission avec le pouvoir à partir de Constantin et Théodose. Puis ce sont les Pères du désert, les premiers moines, anachorètes nus et rebelles, qui sont vus en quelque sorte comme les derniers chrétiens, avant de s’enfoncer dans la longue nuit du Moyen-Âge, celle de la normalisation de l’Église et du monachisme par le pouvoir, les pouvoirs.
François d’Assise d’ailleurs est vu comme le seul vrai chrétien depuis Jésus-Christ, une exception, bien sûr ! On y ajoutera, selon sa culture, d’autres saints marginaux, catholiques – Benoît Labre – ou orthodoxes – les fols-en-Christ -, présentés eux aussi comme des exceptions et des contradictions avec des institutions ecclésiales passées du côté de la domination. Ce qui n’est pas totalement faux : de même que Dieu suscitait des prophètes pour lutter contre la corruption des élites politiques et religieuses de son peuple, il suscite des saints pour sauver l’Église des tentations du désert, séductions et facilités toujours renouvelées. Saint Jean Baptiste, le Précurseur, prophète de l’Ancien Testament et saint du Nouveau, est la figure paradigmatique de cette sainteté contre le monde – anarchiste, pourrait-on dire.
Puis c’est, selon une historiographie largement dominante, le réveil protestant, précédé par quelques courants millénaristes médiévaux, thèse radicalisée par les anarchistes chrétiens Jacques Ellul et Vernard Eller : contre la subversion du christianisme par le pouvoir, le renouveau du christianisme originel, authentique – jusqu’aux courants les plus radicaux de la Réforme, ceux de la non-compromission totale avec le monde (anabaptisme, etc.).
Bien sûr, l’histoire fait justice de cette vision partielle et partiale, et certains grands anarchistes historiques, comme Bakounine et Kropotkine, ont au contraire magnifié les communautés paysannes et urbaines libres du Moyen-Âge contre l’aliénation moderne. De même qu’un Bernanos a pu rappeler, si on l’avait oublié, que l’Église est l’Église des saints, de Jeanne et non de Cauchon.
Tout cela cependant révèle une parenté plus large : l’anarchie reste profondément liée au christianisme, même quand elle se prononce contre lui. L’anarchie, c’est la traduction politique radicale, immédiate, du Sermon sur la Montagne, des Béatitudes, de l’Évangile. Le Christ est la voie, la vérité et la vie de l’anarchisme, car si elle n’est pas fondée sur la transcendance incarnée, le souci de Dieu et du prochain, et avant tout du pauvre, la critique radicale du pouvoir se réduit à l’exaltation de l’individualisme et de la subjectivité – travers de l’anarchisme par lequel il rejoint le libéralisme, dans les deux cas on ne sait quelle « main invisible» accordant harmonieusement la pleine licence des désirs particuliers.
Propos recueillis par Nicolas Roberti