Entretien avec Hadrien Klent, « le monde tel qu’il est en ce moment est dans un déni absolu » 

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paresse pour tous

Hadrien Klent, écrivain du diptyque Paresse pour tous et La Vie est à nous (aux éditions du Tripode), était présent aux Champs Libres le 14 décembre 2023 aux côtés d’Iris Bouchonnet, déléguée à la Jeunesse, à la vie étudiante et à la politique des temps de Rennes Métropole. A la suite de la conférence, Hadrien Klent a accepté de répondre aux questions d’Unidivers. Entretien. 

L’auteur qui vit à Marseille revient sur les questions politiques qui animent ses personnages dans les deux romans. Des questions qui avait déjà été soulevées en 1883 par Paul Lafargue dans Le Droit à la paresse et qui lui semblent toujours d’actualité. 

Hadrien Klent Paresse pour tous
Marcheur par Simon Roussin

Unidivers –  Dans quelle mesure l’actualité influence-t-elle vos récits ? 

Hadrien Klent – Ce n’est pas exactement l’actualité qui influence mes récits mais plutôt le réel et la façon dont on pourrait s’y confronter autrement que dans l’actualité, justement. Ce n’est pas de la science-fiction, ni des livres offrant un projet révolutionnaire. Ils s’appuient sur une perspective très réaliste mais, l’offre politique n’est pas exactement la même que dans notre monde, et la capacité dont les Français peuvent s’en saisir ne l’est pas non plus. Ça permet dans Paresse pour tous d’avoir une campagne électorale très différente de celle qu’on a connu aux dernières élections présidentielles. Et dans La Vie est à nous d’avoir un pouvoir exécutif qui soit lui aussi très différent. 

Unidivers – Est-ce que, comme votre personnage Emilien Long (personnage principal des romans), vous avez écrit Paresse pour tous durant le confinement ? 

Hadrien Klent – Oui, l’écriture de Paresse pour tous correspond aux dates du début du livre lorsque Émilien décide d’écrire un ouvrage qu’il va, lui, intituler Le Droit à la paresse au XXIe siècle. J’ai continué mon écriture un peu plus longtemps que lui, qui s’arrête à l’été. J’ai continué jusqu’à la fin de l’automne. Et tout ce qu’il se passe après (à partir de l’automne 2020), je l’ai imaginé dans ce monde parallèle qui était devenu celui d’Émilien Long et du champ politique dans lequel il était entré. On apprend assez vite dans le roman que le président en place ne se représente pas et que c’est pour cela qu’Emilien va mener campagne contre une autre candidate. 

Unidivers – Il y a des enjeux politiques apparents dans vos deux romans : comment jongler entre l’exposition d’idées qui ont des rapports avec notre société actuelle et notre système politique tout en conservant ce qui caractérise le récit de fiction (l’imaginaire, les émotions, la liberté etc.) ? 

Hadrien Klent – J’ai essayé plusieurs façons de faire. C’est seulement après avoir publié Paresse pour tous que je me suis rendu compte que cette démarche consistant à écrire un roman avec les codes de la fiction tout en proposant une réflexion théorique qui renvoie aux codes de l’essai était quelque chose d’original. C’est sans doute cela qui en partie a attiré les gens vers ces deux livres. 

Dans Paresse pour tous, j’ai trouvé cette astuce qui consiste à intégrer dans le roman des bouts de l’essai qu’écrit Émilien Long ; ce n’est pas d’une originalité folle mais ça marche bien. Ça permet de passer du concret à l’abstrait ou de tourner entre pratique et théorique. Pour La Vie est à nous, je ne voulais pas faire exactement la même chose donc j’ai essayé d’intégrer des questionnements théoriques sous forme de discussions, de débats ou simplement de rappels historiques. Ce qui me semble important et intéressant dans ces livres c’est de fournir aux lecteurs un double plaisir : lire une fiction politique avec une tension narrative et nourrir un plaisir intellectuel à la découverte d’arguments, de propositions.

Unidivers – Vous avez des influences dans la littérature récente? 

Hadrien Klent – J’ai beaucoup de plaisir à lire ce que j’appelle des romans de divertissement bien fait. Des auteurs qui racontent une histoire où on va apprendre des choses parce qu’ils se sont bien documenté. Et même s’il n’y a pas une forte prétention littéraire, il y a une honnêteté, une sincérité dans la démarche de l’écrivain, j’aime ce genre de livres. Je ne vais pas vous citer d’influences en particulier mais c’est quelque chose qui existe depuis des siècles : des auteurs qui font des romans moins pour bouleverser l’histoire de la littérature que pour apporter une grille de lecture sur leur monde. Jules Verne par exemple s’intéresse beaucoup à la science, et ce, à une époque où la elle est assez peu présente dans le roman. De mon côté, je pourrais dire que j’ai introduit dans le roman des éléments de décroissance et de remise en question des présupposés politiques actuels. 

U – L’idée n’est pas seulement la vôtre, vous écrivez en première page des deux livres « sur une idée originale d’Alessandra Caretti et Hadrien Klent ». Comment avez-vous eu l’idée du roman ? 

Hadrien Klent – L’idée d’origine qu’on a eu à deux c’était d’imaginer quelqu’un qui allait remettre au goût du jour Le Droit à la paresse de Lafargue, qui date du XIXe siècle. On pensait en faire une bande-dessinée mais quand on a commencé à travailler sur le scénario, on s’est rendu compte qu’on n’arrivait pas à traiter ces enjeux en BD. Il y avait trop de choses à raconter, trop de personnages, la dynamique de l’histoire est centrée sur beaucoup de dialogues, de discussions et ce n’était pas passionnant à raconter en BD. On a arrêté le projet et Alessandra [Caretti] m’a conseillé de reprendre l’idée sous forme de roman. J’ai utilisé des techniques de romancier que j’avais déjà utilisées, mais pour un propos très différent, dans La Grande panne (le livre précédant Paresse pour tous). Je joue sur la même tension rythmique, la multiplicité des personnages, la progression de l’histoire avec beaucoup de dialogues. 

U – Est-ce qu’il y a une dimension morale dans vos romans ? 

Hadrien Klent – Morale je ne dirais pas exactement ça, pour moi la dimension est plutôt réflexive. C’est à dire que je propose et que je pousse les lecteurs à s’emparer de ces questions et à s’interroger dessus. Je ne me mets pas dans une position de militant qui veut imposer son point de vue mais plutôt dans celle d’une personne qui a envie de réfléchir et qui a envie de pousser les gens à en faire autant. Je ne fais pas de la politique de manière frontale, je reste un écrivain et pour moi la chose la plus importante c’est de parier sur l’intelligence. Vous allez me dire : ça devrait être la même chose en politique. C’est vrai, mais en l’occurrence quand on fait un livre, on est sûr qu’on s’adresse à l’intelligence parce que l’objet livre est un objet qui – à la différence des petites phrases qu’on peut écrire sur les réseaux sociaux ou dire à la télévision – est quelque chose de beaucoup plus long et charpenté. Donc si j’ai choisi de m’exprimer par ce biais là, c’est justement parce que je ne veux pas simplement imposer ma vision du monde. J’ai plutôt envie d’ouvrir des portes et de proposer aux lecteurs de les franchir ensuite. 

La vie est à nous Hadrien Klent

U- Est-ce qu’il y a une volonté de vulgarisation dans vos romans ?

Hadrien Klent – Oui, c’est un aspect de mon travail que j’assume très bien, vulgarisation n’est peut-être pas le terme idéal mais disons que j’estime que c’est mon rôle de lire tout une série de textes pour en rendre la substantifique moelle, de manière concentrée, condensée. Dans Paresse pour tous, j’explique et reviens sur les théories de ceux qui ont écrit sur les questions du travail et de l’aliénation comme Lafargue, mais aussi Sénèque, Keynes, Russel, etc. Dans La Vie est à nous, il y a une forme de vulgarisation sur les questions de l’anarchie, du tirage au sort, de la Constitution, sur l’idée de partager le pouvoir. C’est sans doute un des intérêts de ces deux livres de fournir toutes ces clés, même si à mon sens le lecteur doit aussi aller voir les textes sources, qui sont toujours beaucoup plus intéressants. Ce que je fais, ça a un petit côté boîte à outils que je mets à disposition des gens pour qu’ils en fassent ce qu’ils veulent. Et du coup il y a des lecteurs qui ensuite vont aller lire Le Droit à la paresse de Lafargue ou L’An 01 qui est une bande-dessinée que je cite à plusieurs reprises, qui est passionnante dans sa façon de poser des questions sur l’utopie et sur une société qui décide d’arrêter le jeu de l’ultra-libéralisme et du productivisme. 

U – Vous dites dans Paresse pour tous qu’il y a des preuves non seulement de la possibilité d’instaurer la semaine de 15h mais aussi de son idéal. Pourquoi les réalités scientifiques de la semaine de 15h ne sont-elles pas détaillées dans votre roman ?

Hadrien Klent – À la différence de mon personnage, je ne suis pas macro-économiste, je ne suis pas capable de gérer des données sur un pays entier ou de faire tourner des modèles économétriques. En plus de ne pas pouvoir, je ne voulais pas spécialement le faire, dans la mesure où j’estimais que ce serait dans un second temps que les gens pourraient me démontrer que mon personnage a tort ou raison. Je travaille sur la question de l’imaginaire et c’est sur quoi mes livres reposent, un imaginaire possible et souhaitable. Donc j’attends toujours que quelqu’un fasse le boulot !

U – Les personnages appartiennent tous à une certaines élite culturelle, Prix Nobel, étudiants de Sciences Po, journalistes, professeurs, pourquoi ?

Hadrien Klent – Ce n’est pas tout à fait vrai. Dans Paresse pour tous, il y a un agriculteur de 70 ans, une informaticienne qui n’a pas d’autres compétences que le codage… Ce n’est pas forcément une élite, ce sont simplement des gens qui sont spécialistes de quelque chose. Sauf évidemment mon personnage principal qui lui est prix Nobel d’économie, c’était pour qu’il soit crédible comme candidat à l’élection présidentielle. Mais les autres personnages au contraire ne sont pas issus du champ politique traditionnel, ils ont des parcours étranges et improbables. Souleymane Coly, qui va devenir dans le tome 2 ministre des affaires étrangères, était diplomate mais il est par ailleurs poète. Il a décidé de quitter le quai d’Orsay parce qu’il trouvait qu’il n’y était plus à sa place. J’ai cherché à créer des profils décalés, pas traditionnels. La journaliste du Monde a certes fait Science Po, mais c’était une étudiante venant d’un milieu défavorisé, brillante, qui s’est retrouvée dans la filière ZEP de Sciences Po avant de devenir journaliste politique. Dans La Vie est à nous, un des ministres est un humoriste qui n’a pas fait d’études. J’ai fait très attention à travailler sur la sociologie des personnages pour montrer qu’il n’est pas nécessaire d’avoir fait Sciences Po, l’ENA ou de venir d’une famille avec un fort capital culturel pour faire de la politique. J’ai veillé à avoir une grande variété de profils, à la différence de ceux qui nous gouvernent…

U – Vous pensez que la société française a besoin de cette légitimité dont vous parlez pour Emilien Long pour élire un Président de la République ? 

Hadrien Klent – Disons que quand j’ai écrit le roman, ça me semblait essentiel. D’autant plus avec un programme politique aussi novateur. Après plusieurs années à parler de ces livres avec beaucoup de gens, je me dis que peut-être ça ne l’est pas autant que cela. Mais le problème de la Ve République que j’aborde dans le tome 2, c’est qu’elle est extrêmement centrée sur une seule figure : le ou la candidate à la présidentielle. Il y a la difficulté suivante, pour porter un discours remettant en question cette figure du monarque qui est au pouvoir, casser cette posture, on doit quand même avoir une personne qui va jouer ce jeu. Peut-être qu’aujourd’hui quelqu’un qui n’est absolument pas connu mais qui est issu d’un collectif qui aurait réussi à se faire entendre pourrait trouver une légitimité comme candidat. Ce serait bien ! Ce qui est certain c’est que dans Paresse pour tous j’avais dès le début la certitude qu’Émilien Long allait, une fois l’élection gagnée, démonter cette position particulière du président-roi, donc je lui ai donné, comme personnage, des atouts en amont : il est justement l’exact contraire d’un monarque.

U – Dans la présentation de La Vie est à nous aux éditions du Tripode, il y a l’idée d’inverser les priorités de notre société, comment le faire sans pénaliser les acteurs qui fonctionnent comme ça depuis des années et qui vivent sur ce système existant ?

Hadrien Klent – Je dirais que le monde tel qu’il est en ce moment est dans un déni absolu. Il fait comme si la situation dans laquelle on est fonctionnait bien, alors qu’il ne regarde pas l’ensemble des problèmes. Dans mes romans la façon dont le pouvoir collectif décide de traiter très différemment les choses peut être vu comme une utopie mais c’est plutôt quelque chose de très concret qui nous serait nécessaire dans le monde d’aujourd’hui. Ça me semble tout à fait dystopique de maintenir les priorités telles qu’elles le sont actuellement, c’est-à-dire de se concentrer sur la question de la productivité sans se rendre compte qu’on continue à aller droit dans le mur. Il y a un sentiment de perte de croyance en l’idée qu’on pourrait avoir un avenir un peu plus joyeux que ce mur qui est là devant nous. On est obligé de réécrire quelque chose dans l’ordre de nos priorités pour s’en sortir. On ne pourra pas y arriver en continuant à suivre des vieux principes libéraux qui ont clairements montré qu’ils n’aboutissaient à rien de positif. 

U – Est-ce qu’il y a une volonté de sincérité dans votre démarche ? De ne pas passer sous silence les problèmes qui pourraient naître du système présenté dans vos romans ? 

Hadrien Klent – Je dirais plutôt que j’essaie de prendre tout en compte, de ne pas maquiller une partie du dispositif. Je suis très frappé par le discours politique, d’où qu’il vienne, qui est très souvent construit sur le modèle du tour de passe-passe. On va attirer l’attention sur quelque chose et donc ne pas dire ce qui ne va pas dans le sens de ce qui nous arrange. Moi ce qui m’intéressait c’était d’affronter l’ensemble du spectre. J’ai fait très attention à faire du personnage d’Émilien Long un personnage qui est tout le temps dans le doute et pas dans un espèce de désir de réussite, de victoire, de puissance. Si c’est ce que vous appelez sincérité, alors oui, d’accord. C’est en tout cas une envie de mettre plus d’honnêteté dans la parole et la pensée politique. Par le biais du roman j’ai pu me permettre d’avoir des personnages qui remettent cette question de l’honnêteté au centre des préoccupations. 

U – Dans quelle mesure l’écriture de ces deux romans est un engagement politique de votre part ?

Hadrien Klent – C’est plutôt à vous de me le dire, ce n’est pas à moi moi de commenter mon propre degré d’engagement. Je peux juste dire que j’ai le sentiment que ces deux romans m’ont permis de prendre la parole en disant les choses de façon très claires sans pour autant le faire en me présentant comme militant : je ne suis pas en train de demander d’adhérer à un parti politique, ou, justement, de voter pour moi ! En tant que citoyen c’est sans doute comme ça que je conçois l’engagement, par le biais de la réflexion et de l’intelligence collective. Je n’ai pas les outils pour porter ce discours moi-même politiquement, je ne suis pas quelqu’un qui a ce chemin-là mais mon engagement ça a été d’écrire ces deux livres. À charge ensuite pour les gens de s’en saisir pour tracer des chemins qui leurs semblent, à eux, les bons. Je crois qu’on peut s’engager via la littérature mais il ne faut pas le faire n’importe comment. Là en l’occurrence j’ai trouvé une façon de faire qui me convienne, et si elle peut être utile à des gens, alors tant mieux !

INFOS PRATIQUE

Paresse pour tous et La vie est à nous aux éditions du Tripode (résumé, achat)

Les Champs Libres (Rennes, 35000)

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