Envole-toi Octobre, journal intime d’une Virginie Troussier obstinée

 Second roman de Virginie Troussier Envole-toi Octobre est paru en octobre 2014. Prolongement du premier, Folle d’Absinthe publié deux ans plus tôt, on y retrouve – c’est bon signe ! – les mêmes obsessions (temps, spatialité, effusions tangibles et sensations d’absolu). Envole-toi Octobre est toutefois plus abouti. Plus rude et sensible aussi. En somme, réussi car mature.

 

Après Septembre, nous attendons toujours une fin, en observant précisément les oscillations de notre cœur. Nous regardons les oiseaux qui volent si bas, dévorer ce qu’ils peuvent comme si la plus grande des guerres leur pendait au cou ou comme si, au contraire, il était urgent de vivre, le plus délicieux, le plus vite possible avant de fuir ailleurs.
C’est bâtard et troublant d’être né en automne. Entre le soleil et la pluie, souffrir et se réjouir de la fragilité du temps, ne pas réussir à compter sur ses doigts les heures qui séparent marée haute de marée basse, tenir au monde par un scotch usé.

virginie troussier envole-toi octobreEnvole-toi Octobre est un texte intime. Un journal très intime où l’ombre mélancolique d’un « je » obstiné n’ose pas se dévoiler. Pas d’autobiographie franche, mais une composition d’ensemble (un patchwork ? un kaléidoscope ?) où  l’auteur, Virginie éprouve du mal à se dissimuler derrière Suzanne, son personnage écorché vif. Cette impression éclate dès les premières pages.

Suzanne se livre tout au long du récit à une sorte de quête initiatique. Un retour sur soi ardu. Ses souvenirs la dévastent, ses doutes la submergent, ses rencontres amoureuses parviendront néanmoins à la renforcer. En dépit de quelques échecs et d’un lourd passé qui lui revient comme un boomerang – oppressant…

Et le lecteur se laisse happer par le rythme de ce récit bavard au style élégant ; chaque mot y dépeint sa juste place. Défilent des séries d’images qui révèlent des parts intimes de chacun : origines, fins, fuite du temps, insaisissable de nos vies, pensées fugaces. Et la rigueur ténue, cette exigence d’écriture et de narration exacte, enchantent. De fait, les descriptions sont précises et traversées par ce qu’il faut de lueurs, de grâce et de volonté, y compris quand le personnage de Suzanne déborde de toutes les humeurs.

Virginie Troussier
Virginie Troussier est né en 1985 ; elle a publié Folle d’absinthe et Envole-toi Octobre

Envole-toi Octobre est un livre intelligent où l’on croise Spinoza, Artaud et Epictète à la faveur de quelques digressions artistiques et d’un foisonnement d’âmes humaines. Avec eux, Suzanne hurle, se brise, aspire la vie à pleins poumons. Mais aussi s’abandonne à l’amour fou jusqu’à se perdre elle-même. Le lecteur, lui, ne la lâche jamais…

Roman passionné de beauté et de souffrance. Parce qu’il somme de se souvenir du passé, d’honorer la mémoire de ses pairs, des anciens. On soulignera la réussite des pages consacrées à la mémoire intrusive, presque obsessionnelles.

Dans Envole-toi Octobre Virginie Troussier invite le lecteur à faire corps avec son héroïne. Sorte d’osmose avec les rythmes de Suzanne ; avec ses mouvements, ses frasques, ses murmures, ses émotions. Un roman empli d’une singulière rage de vivre.

I – Géologies – Tempêtes

Certaines montagnes sont angulaires et tout ce que vous ferez pour les lisser d’un bras, ne sera qu’échec et fatigue. Certaines montagnes sont faites, c’est l’histoire, pour couper les poignets, blesser les genoux, faire fumer les poumons, plier les chevilles. Certaines montagnes n’accepteront jamais que vous parveniez en haut. C’est une vielle fierté de la roche, c’est con comme un homme, mais c’est ainsi. Cette montagne-là, s’est laissée patiner, amadouer, foutre en l’air par le vent et les sources. Elle est ronde, c’est un ventre tendu. Vous y allez comme pas deux, fragile cordée d’estime, vous passez là où personne n’est plus venu. Vous chatouillez l’idée d’être plus fort qu’un autre. Vous vous donnez du mal et suez de votre eau.
Une fois là-haut, vous surplombez une moquette d’arbres, de mousses, de lichens, votre tête cogne du vin cuvé d’hier. Des écorces de bouleaux à s’en faire tourner le crâne. Vous vous asseyez pour souffler et la roche ronde est trompeuse. En montagne, on se baisse pour tutoyer les nuages. Et vous vous approchez de la falaise pour pisser dans le vent, vous penchez aussi, jusqu’à l’éblouissement. Aujourd’hui, plus qu’à l’habitude, vous choisissez votre décor. Il y a de l’eau de ciel, des arbres flous plantés la tête en bas, et un gouffre où pleut l’idée, la seule idée d’un dieu guerrier.
La nudité de la vie quand on est la proie d’une mélancolie de montagne.
J’y suis arrivée. Je suis au sommet.
Je viens d’atteindre le pic du Grand Roi, ma montagne favorite depuis toujours. Tous les hivers de mon enfance, je les ai passés avec mes parents, leurs bandes d’amis et leurs marmots à la Morte. Quand on a l’impression d’étouffer chez soi, c’est drôle de passer ses vacances à La Morte. Sur ce sommet, j’ai appris à skier. J’ai skié, parfois très loin, pour le plaisir de la sensation d’abandon qui vous prend quand les remontées mécaniques s’éloignent et que l’on se sait porté par des mètres et des mètres de poudreuse. Ça ne vous le fait pas ? Porté par du rien, quand le jour tombe, la neige se fait sombre, brillante et les étreintes sont belles. Ce sommet m’émeut jusqu’aux larmes. Quand le soleil s’y couche, mon coeur se pince. Une journée vient de s’y finir et elle ne reviendra pas. Quand je suis loin du sommet, mes yeux ont soif. Sur la route qui y mène, je le guette, à droite, et quand il apparaît soudain à travers les arbres, que je devine son pic qui étincelle sous les rayons du soleil, je sens mon coeur battre à tout rompre et un frisson me parcourir l’échiné. Je sais que je vais être bien. J’en repars toujours gonflée à bloc, après trois semaines en pleine nature. J’ai grandi sur ces cimes. Si l’écoulement des jours pouvait ressembler au plus petit torrent. Cela fait plusieurs années maintenant que j’oublie la montagne à force de ne pas y être, elle devient une buée idéale, lumineuse et lointaine, où je me réfugie lorsque le réel, à Paris, est trop gris. (…)

Virginie Troussier Envole-toi Octobre, Editions Myriapode, octobre 2014, 21 euros

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Laurence Biava
Écrivain et chroniqueuse littéraire, Laurence Biava contribue à plusieurs revues culturelles. Elle a créé, en 2011, l’association Rive gauche à Paris afin de créer et de soutenir des événements culturels liés au milieu littéraire ainsi que deux Prix littéraires. Le premier, le Prix Rive gauche à Paris, rend hommage à l’esprit rive gauche parisienne depuis le 19e siècle, et récompense une œuvre littéraire en langue française, qui privilégie la fiction. Le second, le Prix littéraire du Savoir et de la Recherche, est tourné vers tous les savoirs et les sciences.

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