Delphine Descaves chronique le roman Nagasaki d’Eric Faye. En vidéo, une divertissante présentation de son roman en présence de l’auteur dans un club littéraire polonais.
Le narrateur, qui est aussi le personnage principal, se présente dès la première phrase comme un « quinquagénaire déçu de l’être si tôt et si fort ». Un homme parmi les hommes, de ces « humains songeurs et taiseux occupés à décoder des rêves qui dépassent leur entendement » dans un monde où, « au lieu de se regrouper autour d’un feu, les “je” s’isolent et s’épient ». Voilà qui annonce la couleur… Et c’est en effet un homme seul que l’on suit. Seul dans son petit appartement japonais qui domine les chantiers navals de Nagasaki (il n’est pas interdit de lire dans le choix du lieu une portée symbolique !) célibataire sans compagne ni enfant.
Un jour, il remarque que certaines de ses denrées alimentaires diminuent en son absence. À l’aide d’une webcam, il va découvrir, de son lieu de travail, qu’une femme s’introduit chez lui en son absence ; il s’avère qu’elle mange et dort chez lui depuis un certain temps sans qu’il s’en soit aperçu. Cette histoire, basée sur un fait divers réel, fait naître différentes réflexions chez le héros mais également chez le lecteur : qu’est-ce qui constitue notre vie ? Quel est son sens ? Quel rapport entretient-on avec autrui ? Et quel est le plus inquiétant : celui qui s’est introduit sans se faire connaître ou celui qui héberge un autre humain sans s’en rendre compte ?
Cette femme a révélé la vacuité d’une existence. Celle où l’on « éteint le téléviseur, livrant l’habitation aux ténèbres et guettant les bruits – trams en fin de service, circulation lointaine, cigales par intermittence, harmoniques du vent dans les bambous, et puis des gouttes de pluie lourdes comme du temps. »
Éric Faye, à travers un récit aux allures modestes – mais véritablement écrit, dans une langue précise, classique et néanmoins sans académisme – distille la mélancolie et peut-être l’échec tapi dans ces existences « modernes ». Pour autant, il ne s’agit pas d’une trop facile ou ronchonneuse critique de la modernité qui risquerait d’empeser la lecture. Au contraire, son texte court, empreint paradoxalement d’une certaine légèreté, laisse le lecteur doucement songeur. Et l’on se prend à rêver, avec la « visiteuse » dont on entend la voix pour finir, d’obtenir le « droit imprescriptible pour chacun à revenir quand bon lui semble sur les hauts lieux de son passé. Lui confier un trousseau de clés donnant accès à tous les appartements, pavillons et jardinets où s’est jouée son enfance, et lui permettre de rester des heures entières dans ces palais d’hiver de la mémoire. »
Delphine Descaves