Erri De Luca, grandeur nature…

erri de luca itinéraires
Erri de Luca

Chaque nouveau livre d’Erri De Luca, cette voix majeure de l’Italie, est comme une nouvelle facette de ce diamant ciselé qui depuis trente ans ne cesse d’éblouir. Le revoici, pour son presque quarantième livre, Grandeur nature, par la voix fidèle de Danièle Valin, sa seule et talentueuse traductrice de toujours. Et jamais titre ne fut mieux trouvé tant son auteur nous apparaît en pied, dans toute sa hauteur, toute sa vérité.

Une phrase s’inscrit à l’initiale de ce livre : « Je ne suis pas un père. Ma semence se dessèche avec moi, elle n’a pas trouvé de chemin pour devenir ». C’est un fils qui s’exprime, et nous savons que c’est pour son père, pour lui prouver que ce fils bourlingueur qui avait fait tous les métiers, maçon, soudeur, ouvrier chez Fiat,… était aussi un écrivain, et plus encore un sage — prouesse qu’aucun fils ne saurait trop montrer à son géniteur —, qu’Erri De Luca vint lui mettre entre les mains, peu avant son agonie, son premier livre, Non ora, non qui (« Pas ici, pas maintenant », en italien) en 1989, son premier enfant. Un récit qui, de façon significative, s’ouvre sur l’interpellation filiale : « Tant que la lumière fut dans ses yeux, mon père… ».

Une phrase qui, tel le premier atome de l’univers, prélude au Big Bang de la grande oeuvre dont nous lisons aujourd’hui les Itinéraires. Et c’est que, pour cet enfant de Naples, cette ville qui naguère s’illustra à l’écran sous ce titre Naples au baiser de feu, la lumière est vie, et feu de Dieu, ainsi qu’il nous le dira en glosant sur l’épisode du « Buisson ardent » où Moïse, le prophète bégayant — tout comme le fut Erri dans son adolescence — et oracle du judaïsme, se déchausse sur la terre brûlante et chante le mystère de la vie et des lois. Et là, Erri De Luca se livre à une interprétation astucieuse et cabalistique : partant de l’idée que les bègues ne le sont plus quand ils chantent, il se livre à un calcul numérique et cela aboutit à : « Ôte tes sandales », Shàl nealèkha, a la même valeur numérique (510) que shir il chante ». Erri conclut donc : « Moïse dénude ses pieds et il chante » (Comme une langue au palais, 2006). Avec Erri De Luca, nous pénétrons ainsi dans l’esprit magique, c’est dire la séduction de chacune de ses pages.

Plusieurs histoires se partagent cette Grandeur nature, nées du sens de l’observation de l’auteur et de son incomparable capacité d’écoute : il n’est qu’un scribe, avec toute la modestie de qui est au service de la Parole, chez lui toujours en majesté. Cet homme qui a tant travaillé de ses mains est toujours resté à hauteur d’homme, et a toujours su que matière et esprit étaient une seule et même substance, ou disons un seul matériau qu’il faisait tourner et façonnait sur son tour de potier.

Et là, dans ce dernier livre, il tourne dans une même glaise « des histoires extrêmes de parents et d’enfants ». Le lecteur sera surpris de voir dans sa constante écriture la place prise — l’obsession — de l’Histoire sainte, les deux Testaments réunis, en même temps que le destin tragique du peuple juif. Quant à Jésus, Erri qui fut ou est catholique, il le voit comme un « fils… condamné à mort sans appel et depuis sa naissance », car, écrit-il encore, « le christianisme commence par la mission suicide d’un fils envoyé par son père ». Aussi est-il allé jusqu’à apprendre l’hébreu ancien et conjointement le yiddish qui, avant la 2nde guerre mondiale, était parlé, nous dit-il, par 11 millions de personnes, apprenant du même coup l’allemand, qui est la source de ce parler. Le voilà aussi traducteur, donnant une version italienne aux livres bibliques de l’Écclésiaste, de Ruth ou de Jonas, dans le même temps qu’il va faire parler, avec l’accent de Dante, le poète juif biélorusse assassiné à Auschwitz Ytshak Katzenelson, en traduisant son Canto del popolo yiddish messo a morte. Une obsession qui lui fait reprendre dans sa Grandeur nature le récit Il Torto del soldato (« Le Tort du soldat », en italien) paru en 2012 : Un criminel de guerre et sa fille dînent dans une auberge et se retrouvent à la table voisine de celle du narrateur, qui travaille — justement — sur une traduction du yiddish ; opposant le monde des victimes et de leur bourreau, il nous montre, dans un constat implacable, un homme sans remords, qui considère que son seul tort est d’avoir perdu la guerre ; et il rit de ces compagnons nazis cherchant à s’excuser en disant qu’ils n’ont fait qu’obéir aux ordres, avec ce seul mot aux lèvres : Befehlsnotstand, « l’état de contrainte dû à l’obligation d’obéissance », s’il faut traduire ; aussi, au lieu de s’abaisser jusqu’à implorer le pardon, ce fourvoyé de la Germanie choisira-t-il de se donner la mort.

Cette tragédie du XXe siècle dont Erri De Luca entend nourrir notre mémoire, le conduit à réfléchir à tous les manquements de la société actuelle.

Et s’il évoque et exalte, avec une sorte d’urgence, la haute figure du Norvégien Fridtjof Nansen qui, haut-commissaire aux réfugiés de la société des Nations, inventa le passeport — le fameux passeport Nansen — servant à protéger les apatrides et les réfugiés, et dont bénéficia un demi-million de personnes, dont le peintre Marc Chagall (évoqué dans ce livre dans l’émouvante glose du tableau Le Père) ou le musicien Igor Stravinsky, et ici, en Bretagne, Antonio Otero Seco, c’est pour s’écrier, comme un appel ou une objurgation :

« Pour le réfugié, une chose est d’avoir en poche un document d’identité, une autre est de savoir qu’il existe une convention qui le protège. Au milieu, il y a les expulsions arbitraires, les détentions dans les camps d’identification, les voyages, naufrages compris ».

chagall père
Le Père de Marc Chagall (1911)

Mais l’écrivain, qui est avant tout une oreille, entend la voix de ceux que l’anglais appelle displaced, en fait, plus exilés ou bannis que « déplacés », et qu’il nomme en son dialecte napolitain des sfollati, des fugitifs, et ce qu’il perçoit, c’est ce « gant étranger » qu’ils mettent « sur leur langue » et qui change « l’arpège de leurs cordes vocales ». On le voit, Erri est toujours à l’écoute de l’Autre, attentif aux moindres inflexions, sensible à toutes les révulsions.

C’est pourquoi Erri De Luca a été de tous les combats où la dignité de l’homme est en jeu, avec cette noblesse de cœur qui lui fait financer, avec ses droits d’auteur, la Fondazione Erri De Luca qui accorde chaque année dix bourses d’études à « des étudiants immigrés à Naples, venus des quatre coins du monde ». Et voilà que cet homme qui dit ici, dans ce livre, qu’il n’a pas eu d’enfant et qu’il reste à tout jamais le fils aimant de ce père qui fut son premier lecteur, entre finalement dans la peau d’un père. Par une porte dérobée, comme fut père putatif, au dernier portrait qu’il brosse dans ce livre, Janusz Korczak, directeur de l’orphelinat du ghetto de Varsovie qui accompagna ses « enfants » dans la mort, à Auschwitz, avec cette conclusion d’Erri :

« Personne ne l’a appelé papa. Il a agi en père même s’il ne l’était pas. Dans les abîmes de l’inhumain, le simple être humain éblouit comme la rafale d’un éclair. »

Et une phrase lumineuse restera gravée dans sa mémoire, qu’il recueille dans le Journal du ghetto (Laffont, 1999), de Korczak : « Des enfants jetés comme des coquillages sur la plage », ce qui fait naître son commentaire si poétiquement positif : « Là où était la vie il reste la nacre ».

En définitive Erri nous donne là un livre de fils, nourri de piété et d’intense humanité, en constant hommage à son père : « J’ai écrit les livres qu’il n’a pas écrits, j’ai escaladé les montagnes qu’il aurait voulu escalader. Je suis son fils parce que j’ai hérité de ses désirs ». Reste enfin ce cordage noué illustrant la couverture, évoquant aussi bien le nœud de cordée pour cet homme qui fut alpiniste, depuis que son père le hissa aux Dolomites, et qui dit que la leçon de ce livre est primordialement le lien, ce qui le rattache à l’humanité entière, et à sa foule d’humiliés et offensés.

https://youtu.be/Ltpq1BLO5z4

Itinéraires, Oeuvres choisies, Traduit de l’italien par Danièle Valin, Quarto Gallimard, paru en janvier 2023, 1022 p., 26 €

Grandeur nature, Erri De Luca, Traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, paru en mars 2023, 176 p., 18 €

Article précédentMorbihan. Lanester remplace ses murs gris par des façades colorées
Article suivantPolar. Le Chant des innocents de Piergiorgio Pulixi, une mélodie diabolique
Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici