Dans le cadre du Festival du TNB (Théâtre National de Bretagne), le spectacle Blind d’Erwan Keravec est donné au Triangle de Rennes du 15 au 17 novembre 2018. Présentation en aveugle avec son créateur…
Unidivers : Erwan Keravec, vous êtes sonneur de cornemuse et créateur de spectacles. Avant de revenir sur votre identité artistique, commençons par parler de Blind, un spectacle musical au dispositif étonnant et original suggéré par le titre. Pouvez-vous nous décrire ce à quoi doit s’attendre le spectateur en entrant dans la salle ?
Erwan Keravec: Blind est une pièce pour public les yeux bandés. Durant tout le spectacle, les spectateurs ont un bandeau sur les yeux. Autour d’eux, il y a quatre musiciens en mouvement. L’intention était d’isoler les personnes et de leur suggérer, par la musique, différentes choses, qui s’avèrent très personnelles parce que la musique est elle-même abstraite, de telle sorte que chacun puisse faire un voyage qui lui est propre, avoir sa propre lecture de cette pièce qui n’est pas forcément celle que j’ai voulu y mettre.
Unidivers : Dans le teasing du spectacle, on peut entendre la phrase « je pense qu’il y a autant d’images que de spectateurs », assumez-vous cette idée ?
Erwan Keravec : Cette phrase est issue d’un recueil des réactions à la sortie de la pièce. C’est là qu’on s’est vraiment rendu compte que chaque auditeur avait une lecture vraiment très diverse, et éloignée de ce qu’on avait imaginé. Je voulais vraiment que les gens soient isolés. Même s’ils arrivent en groupe, quand ils rentrent ils rentrent un par un. On les guide à l’aveugle, dès le début de la pièce ils ne sont plus dans un groupe mais seul. Ils arrivent dans un espace qu’ils ne connaissent pas, ils sont livrés à nous. Et ce que ça produit, c’est que chacun interprète le spectacle avec sa propre histoire, ses propres références. On a eu des témoignages vraiment contradictoires sur une même scène. Je pense à une discussion après une représentation où deux personnes me parlaient d’une même scène. La première disait qu’elle avait l’impression d’être sous l’eau, entre l’armée russe et l’armée américaine qui s’envoyaient des missiles. La deuxième avait l’impression de faire un voyage féérique. Pour la même scène. Elle voyait des chevaux, des princesses, des fées, à l’endroit où l’autre voyait deux armées.
Unidivers : Cette ambivalence de lecture est liée au fait d’être rendu aveugle ?
Erwan Keravec : Oui, mais aussi au fait d’être livré. Blind, c’est presque l’inverse d’un spectacle habituel, dans lequel on rentre dans une salle et des personnes au plateau se livrent à nous, nous livrent quelque chose. Blind c’est l’inverse, le public ne voit pas ce que font les performers, et c’est lui qui se livre à nous. Les spectateurs nous font confiance depuis le départ jusqu’au moment où on leur enlève leur bandeau.
Unidivers : Quand et comment le projet a-t-il vu le jour ?
Erwan Keravec : Blind a été créé il y a trois ans au Quartz à Brest. À l’époque j’y étais artiste associé, donc on a eu le temps de le développer. Au départ, je venais juste avec cette idée : avoir la possibilité de jouer pour un public qui ne voit pas la façon dont on produit les sons. Et essayer, surtout, de casser l’idée du groupe. Comment faire pour m’adresser à un groupe mais que chacun ait l’impression que ce n’est destiné qu’à lui, qu’il oublie le fait d’être en groupe. C’était ce que je voulais au départ. Après, on a cherché le moyen de le produire. Être associé à une maison comme le Quartz est un gros avantage. Il y a un soutien technique, j’ai pu tester plusieurs idées et, surtout, j’ai eu du temps pour travailler avec les musiciens que j’avais invités.
Unidivers : Et comment est née cette idée de dispositif ? Que cherchiez-vous à créer ou à provoquer chez le spectateur ?
Erwan Keravec : On est globalement dans une société de l’image. Le premier sens qui est touché, c’est la vue. Quand on va à un concert, et qu’on voit un instrumentiste, qu’on le voit faire le mouvement qui va produire le son, d’une certaine manière, à la lecture, on sait déjà ce qu’on va entendre. Donc, l’ouïe passe après la vue même quand on a affaire à de la musique. Et le fait d’occulter la vue fait que, tout d’un coup, le son, ou les sons, si on les complexifie, redeviennent simplement ce qu’ils sont. Ils produisent leurs émotions immédiates.
Unidivers : Le mot spectacle vient du latin spctare, qui veut dire regarder. Par ailleurs, selon le sociologue Jean-Gabriel Tarde, dans L’Opinion et la foule (1901), appartenir à un public se définit par « la pensée des regards d’autrui ». Dans la mesure où, dans Blind, les spectateurs ont les yeux bandés, est-ce encore un spectacle ? Vous cherchez à interroger l’expérience de spectateur ?
Erwan Keravec : Tellement de nouvelles propositions nous ont éloignés de cette référence latine, avec des mises en situation du public différentes. Blind en est une. Il y a eu les concerts pour haut-parleur de Pierre Schaeffer ou Pierre Henry, qui utilisaient déjà l’ouïe pour seul médium. Blind est une forme spectaculaire. Il y a plus que la musique. On se déplace beaucoup. Le mouvement est énormément convoqué aussi. C’est peut-être plus un spectacle qu’un concert. La forme spectaculaire s’exprime de façon très diverse, et pas seulement de façon frontale, au plateau et avec la vue comme premier sens.
Unidivers : Et est-ce que ce dispositif change quelque chose pour les artistes qui réalisent la performance ? Est-ce que cela ne réivente pas, en un sens, la position de l’artiste interprète ?
Erwan Keravec : Déjà la performance n’est pas incarnée dans le sens visuel. Les gens ne nous voient pas produire la musique, l’implication physique est donc différente. De plus, dans Blind, on suit une trame qui nous définit dans des rôles à différents moments de la pièce, mais qui, par contre, ne définit pas la musique qu’on joue. Avec les interprètes qui ont co-monté le spectacle avec moi, on réinvente à chaque fois en improvisant à partir de cette trame. On est donc, nous aussi, dans une situation d’extrême vigilance. Ce qui est écrit, c’est la position dans l’espace, les nuances de jeu et le rôle de chacun à chaque moment. Mais la musique n’est pas écrite, je ne leur ai pas livré une partition unique.
Unidivers : Vous êtes accompagnés pour ce spectacle d’un ensemble hétéroclite : vous-mêmes à la cornemuse, un batteur percussionniste, une contrebasse et un saxophone, ainsi que quelqu’un à la réalisation électronique, à quoi doit s’attendre le spectateur sur le plan musical ?
Erwan Keravec : C’est une musique abstraite. Tout est orienté pour que chacun puisse se faire sa propre histoire, sa propre relation, son propre voyage. On n’en oriente jamais la lecture, on ne cite aucune référence musicale historique. D’ailleurs, on ne joue quasiment jamais tous ensemble. On est toujours dans des situations de plan. Tout est fait pour que la personne ressente quelque chose d’intime et d’orientée vers elle-même.
Unidivers : Dans ce spectacle, comme dans le reste de votre pratique, vous intégrez la cornemuse, instrument traditionnel, à des pratiques relevant davantage du contemporain ou de l’avant-garde. La cornemuse transcrit d’ailleurs parfaitement certaines sonorités chuintantes, grinçantes ou lancinantes caractéristiques des musiques d’avant-garde, coïncidence selon vous ?
Erwan Keravec : La cornemuse a été très peu utilisée par la musique contemporaine ou expérimentale, alors qu’effectivement elle a parfaitement sa place dans ces esthétiques. Elle offre une palette sonore riche permettant des modes de jeux qui rejoignent les recherches de ces musiques. Il y a eu des expériences aux États-Unis dans les années 1970-1980, aujourd’hui il y en a beaucoup moins. Je trouve curieux que les compositeurs, ou encore les musiciens de free jazz, ne s’emparent pas plus régulièrement de cet instrument.
Unidivers : Dans cette habitude que vous avez de vouloir réinventer l’usage de cet instrument traditionnel, y a-t-il une volonté de votre part de suggérer l’actualité d’un héritage, ou son intemporalité ?
Erwan Keravec : Je me suis intéressé à l’usage de la cornemuse en dehors de son champ traditionnel, mais il n’y a pas de rejet de ma part, je continue à adorer cette musique. J’étais curieux de voir ce qui était possible : est-ce que cet instrument très marqué culturellement pouvait véhiculer autre chose que sa culture d’origine ? Mais même dans ce que je fais aujourd’hui, je ne me considère pas exclu de la musique traditionnelle parce qu’il y a au moins deux façons d’envisager la tradition. Soit on la considère comme un héritage patrimonial de répertoire, soit on considère la musique traditionnelle comme un héritage général. J’ai appris à jouer d’un instrument par la musique traditionnelle, j’ai reçu ces pratiques comme un héritage, mais pour autant ça ne m’empêche pas de me servir de cet héritage pour me placer ailleurs. Donc d’une certaine manière je me considère toujours dans la filiation de la musique traditionnelle. Pour moi, la musique traditionnelle n’est pas une pratique ancienne, elle appartient au vivant et c’est le vivant qui décide quelle est la tradition aujourd’hui. Et, somme toute, ce sera à des générations futures de la continuer ou pas, il n’y a rien de figé.
Six représentations de Blind se dérouleront au Triangle du 15 au 17 novembre 2018
TARIF UNIQUE pour tous les spectacles 11 € (billet à acheter à la billetterie du TNB)
Retrouvez tout l’univers d’Erwan Keravec sur son site