La municipalité et les habitants de Montfort-sur-Meu inaugurent samedi 28 juin Lagirafe (encore écrit La Girafe), leur nouvelle médiathèque. La réhabilitation du Tribunal de grande instance confiée à l’architecte Bertrand Aubry, le graphisme imaginé par Mathieu Desailly et la fameuse girafe sculptée par Thierry Laudren symbolisent la volonté de livrer un équipement culturel « nouvelle génération ». Une « bibliothèque 3e lieu » : ni lieu de travail, ni foyer, mais espace d’échanges entre les membres d’une même communauté. Convivialité, chaleur, attractivité en font un point d’ancrage, un repère dans la cité. Rencontre avec Erwan Mével, designer rennais et l’un des artisans du projet Lagirafe.
Unidivers – Lagirafe est le fruit d’un travail pluridisciplinaire. Quelle a été votre contribution à ce projet ?
L’architecte Bertrand Aubry a souhaité que l’on collabore. Il connaissait mon travail et particulièrement La Terrasse, mobilier en contreplaqué extérieur et résine réalisé pour la galerie rennaise 40mcube. S’associer avec quelqu’un dont le dessin est particulier, singulier, différent de son architecture, l’intéressait particulièrement.
Notre collaboration a débuté à l’été 2011. Nous avons dès lors entamé un long dialogue scandé par de nombreux rendez-vous. L’idée initiale, esquissée par Bertrand Aubry, plaçait toutes les tables sous les fenêtres avec pour intention de cacher les radiateurs. Elles s’inscrivaient donc dans un espace précis. Ainsi, leur conception et leur réalisation ont fait l’objet d’un contrat avec la mairie. En revanche, pour la banque d’accueil, j’étais sous-traitant du cabinet d’architecture.
Au fil du temps, le projet s’est transformé au travers des regards de l’architecte et des élus de la mairie de Montfort.
U. – Eric Frigerio, Directeur de la Médiathèque, évoque des espaces bien distincts entre « culture froide » à l’étage et « culture chaude » au Rez-de-chaussée, plus convivial. Comment l’objet design s’empare-t-il de ses contrastes ?
E.M. – Eric Frigerio a été nommé tardivement à la direction de cette nouvelle médiathèque de Montfort. Sans lui, le cahier des charges n’aurait pas été suffisamment précis. La banque d’accueil est ainsi née d’un premier projet. Puis, il nous a soumis un programme. L’emplacement de la banque d’accueil et sa physionomie ont été revus à travers une refonte totale de sa conception. Ensuite, il a désiré réduire le nombre de livres, alors qu’initialement la mairie avait souhaité conserver l’ensemble des collections. Son programme comportait également une hiérarchisation des espaces.
En réalité, la température n’a pas beaucoup changé. Il y avait déjà les couleurs, les matériaux et un langage de forme. Toutes les tables sont différentes. Elles forment une grande famille avec des présences distinctes qui utilisent toujours le même matériau en revêtement de surface, le corian. Les couleurs et le langage formel reviennent. Souvent, les tables partent à la verticale sous la fenêtre puis s’arrondissent comme des langues et tombent, coulent devant les fenêtres.
Différents espaces et donc différentes tables forment un ensemble peu standard. Les habituels kilomètres de rayonnages et de tables sont bannis. L’idée est de composer quelque chose de plus familial, plus chaleureux. Plutôt que de lisser l’ensemble et de tendre vers quelque chose qui va se taire, on a là des présences qui se montrent un petit peu, qui ne sont pas invisibles.
U. – Les pratiques dans une médiathèque sont très diversifiées – lecture, écoute, visionnage, informatique – et si « le public va inventer la fonction des lieux », comment le designer les anticipe-t-il ?
E.M. – L’architecte pense les lieux ; moi, j’anticipe la fonctionnalité des objets. Ici, le projet était assez simple : des tables de 4, 6 ou 12 personnes. Il n’y a pas d’invention d’usage, cela reste très classique. C’est en termes formels que ça l’est moins. L’échelle et la méthodologie de travail avec un cabinet d’architecture sont les spécificités du travail pour une médiathèque. Habituellement, je travaille la conception tout seul, en dialogue avec les commanditaires et ceux qui vont réaliser l’objet. Pour ce projet, la collaboration avec l’architecte a été essentielle, faite de conseils et de réflexions partagées. Au final, je me suis senti très libre et le résultat correspond à ce que je souhaitais réaliser.Mes projets naissent de collaborations et parfois le regard des autres me permet de faire évoluer mon travail par un biais inattendu.
Pour l’exposition chez Formes Nouvelles, une des tables a les pieds dans les angles. C’est très standard. Cela m’avait été vivement conseillé quand j’étais à l’école et cependant, je me refusais à le faire. Une personne m’en a commandé une avec cette spécificité dans le cahier des charges. Cela m’a finalement plu et j’en ai refait une. Dans le projet de la médiathèque, des choses m’ont été suggérées. Je rebondis sur ces contraintes qui m’emmènent ailleurs sans tourner en rond. Les contraintes me permettent de sortir du cercle.
Les couleurs, voulues par la Maire et Monsieur Frigerio, ont fait beaucoup débat. Pourtant Il n’y en a que 8, ce qui n’est pas énorme, avec une base de blanc. Une table bleue, l’autre marron, bleu et noir ou jaune et bleu avec des points. C’est une forme de générosité. Rien n’est sec, mais amical et assez léger. Une expression libre qui correspond à l’idée que je me fais d’une médiathèque.
U. – Vous réalisez actuellement l’aménagement du bâtiment des écoles pour le CHU de Rennes. Quelle différence de conception avec la médiathèque de Montfort ?
E. M. – Tout est déjà dessiné. On est dans une même idée. L’endroit est spécifique, fréquenté par des étudiants. J’ai conçu le mobilier et l’espace cuisine avec un autre cabinet d’architectes (Anthracite). Notre travail est là aussi poreux ; nous tentons de comprendre comment les choses s’articulent et d’appréhender l’espace de jonction entre le mobilier et l’architecture.
Le bâtiment des écoles réunit trois pôles – une cuisine, un auditorium, un centre de ressources. Une petite série de 40 petites tables ont été réalisées spécifiquement pour ce dernier. Elles sont trapézoïdales avec des angles arrondis. L’idée était de former des grappes de tables qui se combinent par couleurs. C’est presque une table scolaire d’une place et demie. Les tables se collent ou s’aimantent par un jeu de couleurs et d’associations. Elles s’attirent par leurs tranches colorées.
Dans tous les cas, il est important de discuter avec les usagers. À Montfort, le directeur et le personnel m’ont renseigné sur bien des points et notamment sur le mode de gestion des livres au quotidien. Au CHU, les directrices ont souhaité voir le mobilier de Montfort pour se rendre compte des possibilités offertes, du confort d’usage, de la qualité formelle et matérielle du projet. J’apporte une qualité visuelle et matérielle, peu performante à l’œil, ostentatoire ou tape-à-l’œil. C’est souvent simple et un peu écrit. L’écriture se fait dans les détails, les arrondis et par le choix des matériaux et des couleurs. Pour Lagirafe, la confiance que l’on m’a accordée est un élément-clef de la réussite du projet.
Ma méthode travail a changé lors de ces 2 collaborations. Avant, je réalisais tout. Là, je dessine uniquement, je conçois et transmets les plans. Ce nouvel apprentissage m’a beaucoup intéressé. Au départ, je devais également réaliser les rayonnages, mais pour des questions de coût et de simplicité, nous y avons renoncé. L’architecte et moi-même avons choisi des objets de designers, des luminaires par exemple, de qualité, que l’on voit peu dans d’autres lieux. Toutes les petites chaises en bois sont signées par les frères Bouroullec. Comme les tables sont en corian, matériau un peu faux en résine de synthèse colorée, les chaises devaient être simples. Très souvent, c’est l’inverse, les tables sont standards et les chaises plus travaillées.
U – Lors d’une conférence au Frac Bretagne en 2013, Ronan Bouroullec soulignait la difficulté d’être designer en France aujourd’hui contrairement à un pays comme le Danemark, où il existe une culture du design au quotidien. Comment le ressentez-vous ?
E. M. – Le 15 octobre 2013, Alain Cadix a remis au ministre du Redressement Productif et à la ministre de la Culture et de la Communication un mémoire intitulé Pour une politique nationale du design. Ce « rapport Cadix » réalise un état des lieux et pose les grands principes d’une politique du design en France.
De fait, il va y avoir un statut de designer à la Maison des artistes. Cela n’existait pas et les designers nommaient autrement leur activité pour s’y inscrire. On pouvait faire une borne d’accueil, par exemple, car c’est une pièce unique. La question des droits d’auteur pose problème, notamment quand le designer réalise une série rémunérée en royalties. Au-delà du simple dessin, le designer renouvelle des services, des objets, pense autrement une production industrielle. La crise a accéléré la réflexion sur les innovations générées par le design dans la société.
Prenons l’exemple de Joris Favennec pour Lafuma. Il a quasiment refait le même sac en « nettoyant » plein de choses. Il a très peu changé la forme, il est intervenu en simplifiant, ce qui a réduit les coûts de fabrication.
De plus en plus de gens connaissent le mot design, mais des confusions demeurent. Un moment, on ne savait plus ce que cela voulait dire : quelque chose d’un peu chic, luxe auquel tous n’auraient pas accès. Le terme a été démocratisé. Notamment, à travers des publicités comme Peugeot qui pose la question : Qu’est-ce que pour vous le design ? C’est assez nouveau. Avant, elle présentait une voiture ergonomique, confortable et design. Que veut dire le mot design dans ce cas, si le confort et l’ergonomie n’y sont pas inclus ?
En somme, le public sait un peu mieux ce que veut dire le design, mais la définition reste compliquée. Je suis enseignant (aux Beaux-arts de Brest, NDLR) et je constate que l’on demande aux étudiants de 3e année de réunir un tas de compétences diverses. Nous ne sommes pas des spécialistes. Ronan Bouroullec emploie le terme de « médecin généraliste » ; certes, mais la médecine est une matière à peu près circonscrite. En outre, les manières de faire du design sont nombreuses. Sans doute, est-ce un carrefour où l’on tend à lier qualité et sens. Est-ce que l’on peut parler d’émotion ? D’expérience, peut-être.
U. – Qui vous inspire ?
E. M. – Beaucoup m’inspirent. Les designers italiens, comme Branzi, Sottsass et Manzini qui ont éradiqué le caractère fonctionnel et rationaliste des objets. Des philosophes aussi, notamment Gaston Bachelard qui a nourri mes envies. Mais les frères Ronan et Erwan Bouroullec occupent une place particulière, car j’aime beaucoup leur dessin. C’est une affaire d’équilibre dans un mélange d’ingrédients. Certains designers sont très techniques, d’autres travaillent uniquement sur l’usage et le service. Ils expriment des températures différentes. Les Bouroullec sont dans un bon équilibre – entre douceur, calme, apaisement — qui confère de la profondeur à un quotidien assez ordinaire. C’est touchant…
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