Essai. Yuna Visentin rêve d’une autre école

Dire que l’école aujourd’hui est, plus que jamais, problématique n’admet guère de contestation, mais sollicite maintes controverses. Et l’on conviendra que l’école pose problème. Une voix s’élève, celle d’une professeure et autrice, mère de deux enfants, Yuna Visentin. Riche de son expérience d’enseignante, consciente des problèmes d’éducation, et mettant son élégante plume d’agrégée de lettres au service de l’école française, elle délivre en cette rentrée scolaire un message qui est avant tout un questionnement. Que chacun s’y sente atteint et apporte, sinon sa solution, du moins examine la revendication de quelque chose d’autre : la possibilité d’une école.

« Je suis enseignante et pourtant j’ai toujours été mal à l’aise avec l’Éducation nationale », écrit d’entrée de jeu l’autrice. Au départ, donc, est le malaise. Une maladie que l’on nomme « la casse du service public ». Et que faire ? Le devoir de lucidité commande d’analyser le mal et de réunir les pièces du dossier d’instruction. Ce qui est fait ici à partir de divers constats, de maints entretiens et diverses lectures. Disons d’emblée que chaque argument saura trouver preneur, car tout le monde doit se sentir concerné, qu’on soit professeur, parent, élève ou citoyen lambda. Et l’on aimerait, certes, que ce plaidoyer soit perçu par ceux qui tiennent les leviers politiques et sociaux, la grande maison de Jules Ferry & Co.

Yuna Visentin
Yuna Visentin

Minorisation, stigmatisation, sexisme, racisme de classe ou racisme ordinaire, autoritarisme irraisonnable, voilà les thèmes principaux du réquisitoire. Et qui n’a quelque pierre à apporter à cette plaidoirie ?

Sachons donc entendre ce « cri de révolte d’une enseignante » qui, née italienne et arrivée en France à l’âge de neuf ans, s’est vue traiter de « ritale », ajoutant même, en belle brune du Sud : « J’ai été prise une fois pour une personne de couleur ». Est-ce bien là l’école voulue par Jules Ferry ? Ainsi s’interroge Yuna Visentin. Ah oui, Jules Ferry, parlons-en ! Tout en reconnaissant l’immense valeur de l’instruction pour tous, gratuite et obligatoire, comment ne pas en vouloir à ce « farouche partisan de la colonisation » de cette définitive séparation des sexes qui fonde encore le patriarcat ?

« Filles et garçons étudiaient dans des écoles séparées, afin d’être préparé-e-s à prendre leurs places bien distinctes dans la société hétéronormée de l’époque : d‘un côté les ménagères douces et angéliques, de l’autre les futurs soldats, hommes de pouvoir ou travailleurs. »

D’où cette conclusion dont on ne peut nier la pertinence : « Originellement, “l’école républicaine” est donc fondée sur la discrimination légale et obligatoire entre les élèves assigné-e-s filles et garçons ».

Bien sûr, les choses ont changé et la société a évolué, mais comment se débarrasser d’anciens préjugés, de vieilles habitudes, et échapper à cette immarcescible image du pouvoir qui n’a jamais cessé de corrompre ? D’où ce propos de l’autrice : « Mon urgence à moi, celle qui m’a poussée à écrire, c’est de dénoncer l’institution, son pouvoir, sa manière d’appréhender son histoire, de se justifier, d’organiser nos vies ».

L’exposé est, ensuite, riche d’anecdotes qui sont autant d’incidents à verser au dossier d’accusation, ou plutôt au service d’une autre école, « une école qui soit vraiment à nous ! » Mais d’où parle-t-elle ? De la femme et mère qu’elle est, de la fille qu’elle fut. Et le sexisme en est la chose la plus partagée : la violence faite aux femmes et aux enfants est sa première pierre jetée dans la cour de l’école. « Elle m’a allumé. Avec son tee-shirt trop court ! », dira tel pédagogue à la main baladeuse. Les exemples sont multiples, mais l’inévitable conclusion est cet incroyable renversement des rôles : « Tu es la victime, c’est de ta faute ». La femme est toujours, reste partout, un « objet sexuel ». Le harcèlement de la femme en tous lieux de travail ou d’éducation s’imprime aujourd’hui sur cinq colonnes à la une, mais l’on en parle, souvent, comme d’une chose inévitable, normale, et l’autrice de conclure en ramassant les dés : « La seule chose anormale, bizarre, coupable, c’était moi. J’étais la victime, mais c’était moi le problème ».

Et d’ailleurs, le féminisme, ainsi qu’on l’appelle, n’est-il pas senti comme un travers, au pire comme une maladie ? Ce n’est que tout récemment, et par chance, que l’équipe féminine de football, en France, a su s’imposer, et écorner quelque peu l’idée que seuls les hommes avaient licence de « taper dans le ballon » et monopolisaient le pouvoir, symbolisé dans les cours d’école, encore récemment, par le terrain de foot réservé aux garçons, écrit-elle, tandis que les filles restaient cantonnées aux tribunes.

C’est donc au « genre » que s’attaque l’autrice, en revendiquant, notamment, l’écriture inclusive, dont elle appuie l’usage en invoquant l’autorité du Petit Robert qui vient d’introduire le pronom « iel », au grand dam de l’Éducation nationale qui s’insurge de cette pratique. Pour Yuna Visenti, le sexisme est inscrit dans la loi et le système d’éducation. Ce qui lui fait dire, dans une formule d’acerbe ironie : « Si l’école servait à se libérer du sexisme et de tous les systèmes de domination, cela ferait longtemps qu’elle serait interdite ».

À quoi elle ajoute la racialisation du sexisme, soulignée par elle dans cette affirmation : « Les élèves sont souvent orienté-e-s dans leur orientation en fonction de critères raciaux et sexistes », et son chapitre sur ce qu’elle nomme le « fémonationalisme », défini comme « l’instrumentalisation raciste du féminisme », est l’un des plus percutants. La question du voile islamique est passée au crible, et dans la foulée l’exclusion et l’assignation aux tâches dévalorisées. Comme pour ces filles qu’on accuse d’allumer les hommes, le racisme ancré dans notre société fait du minorisé le premier responsable de sa mise en aparté. De ce fait, la méritocratie à la française se trouve ici fortement écornée. Si le mot « race » a été officiellement rayé de la constitution, l’idéologie qui sous-tend le racisme, elle, n’a malheureusement pas disparu, et toute personne minorisée pourra aisément en témoigner. La parole généreuse de l’autrice multiplie les exemples : « Pour les jeunes non blanc-he-s, la “réduction du champ des possibles” passe également par l’impossibilité de se projeter dans des figures positives dans les contenus scolaires ».

Ainsi, note-t-elle, les 12 œuvres étudiées cette année en première sont écrites par des Blancs, et des hommes pour les trois-quarts. Et si les Noirs apparaissent au chapitre de l’esclavage, quid de ceux bien français, Solitude ou Toussaint Louverture ? Pourquoi ne rien dire du rôle dans la Résistance des « gens du voyage », et enfin pourquoi, dit-elle, « le fait colonial est peu ou mal représenté dans les manuels scolaires » ? D’où cette conclusion : « Il faut arrêter d’exclure les minorités raciales des savoirs ; et cela passe par une reconsidération totale de la manière qu’on a de représenter les minorités, comme la majorité, à l’école. »

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On ne peut passer en revue tous les attendus de ce long et dense plaidoyer, mais retenons ce qu’en dit la postface de Louise Giovannangeli : « Yuna, elle, pousse la porte de l’espoir, et en montrant les limites du système tel qu’il est, dans toute la pluralité des oppressions qu’il véhicule et qu’il s’attache bien méticuleusement à perpétuer, elle nous montre, sans dogmatisme aucun, et en ouvrant simplement le champ des possibles, ce que pourrait être l’école de demain »

C’est pour tout cela qu’on ne peut que recommander, utile et profitable, la lecture de ce livre. Car enfin, en attendant le juste retour des choses et la stabilité d’une institution marquée, depuis la Libération, par la valse des ministres et le tango des réformes, il n’est pas interdit de rêver.

Yuna Visentin, Une autre école est possible !, Éditions Leduc, août 2022. Postface de Louise Giovannangeli. 224 p., 17 €.

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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