Avec son deuxième roman Et vous passerez comme des vents fous, paru aux éditions Actes Sud, Clara Arnaud nous offre une vaste fresque montagnarde. Quand l’Homme contemporain côtoie l’éternité des cimes. Magnifique.
C’est une ombre, ou plutôt une silhouette, qui vous accompagne tout au long de la lecture de ce beau roman. Droite, velue, imposante, elle se dresse devant vous pour signifier sa présence vivante. Plus sûrement elle s’impose derrière votre dos, vos épaules, guettant vos réactions, invisible à votre regard, mais omniprésente. L’ourse est la clé de voûte de cette histoire. D’abord parce qu’au cœur de ces Pyrénées elle a longtemps fait figure de symbole, une figure naturelle qui parfois pouvait mener de l’autre côté de l’Atlantique comme ce fut le cas pour Jules à la fin du XIXème siècle. Muni d’un passeport de dresseur d’ours, de saltimbanque il s’embarque pour Londres, New-York ou Montevideo. On va le suivre par intermittence jusqu’à sa tombe, symbole d’un vieux rapport au vivant. Ensuite, parce que deux cents ans plus tard, l’ourse est revenue, réimplantée par l’homme, suscitant désormais dans les hameaux de la vallée les tensions et les passions. À l’image d’une société binaire, chacun se positionne pour ou contre l’animal.
Parmi ces habitants du village, deux personnages émergent et vont nous raconter alternativement six mois de transhumance et d’estive. Gaspard, revenu à ses origines entrecoupées d’années citadines, est berger. Il remonte cette année avec plus de huit cents brebis après un drame survenu la saison précédente. Il se doit à lui-même de repartir, pour ne pas faire de la montagne et des ours, une peur éternelle. Il ne rejette pas la présence de l’ourse, la Negra, mais il la craint, la redoute, pour son troupeau de brebis qu’il chérit et soigne.
Alma est là depuis moins longtemps. Jeune éthologue, elle a pour objectif d’étudier le comportement des ours et d’apporter des solutions aux éventuelles prédations commises. Entre eux deux, les habitants du village, ceux qui comme la plupart des éleveurs, refusent la réimplantation de l’animal sauvage, ceux qui l’acceptent du bout des lèvres, et ceux qui ne disent rien mais n’en pensent pas moins. Les tensions s’exacerbent mais ne s’expriment jamais pleinement. Les « Salope » anonymes peints sur la voiture d’Alma sont les rares expressions visibles de la haine et de l’incompréhension. Ainsi se crée une forme paradoxale de huis clos dans le plus vaste espace possible, celui de la montagne qui obéit en rechignant aux exigences des hommes et subit le réchauffement climatique. Sécheresse, pluies et orages diluviens se succèdent et transforment les versants figés dans la minéralité depuis des millénaires, modifient le comportement des troupeaux devant des hommes, spectateurs et acteurs impuissants.
L’écriture de Clara Arnaud embrase et embrasse notre monde d’aujourd’hui, évitant les clichés et donne à la nature le premier rôle, celui de la beauté empreinte parfois de la violence.
« Ici, il y a du sang et des tripes, de la beauté, ça va ensemble ! Tu le sais ! ».
Décrivant ce paradoxe éternel, elle écrit un roman qui a la force des montagnes qui se dressent et constituent la toile de fond magnifique d’une histoire où le bien et le mal, le noir et le blanc se côtoient, se mélangent. À un énorme travail documentaire sur le terrain se superpose une langue poétique magnifique qui nous emmène sac à dos, sur les chemins pierreux offrant une vue unique sur le mont Calme. On chemine sur les sentiers escarpés, bravant le brouillard ou la canicule, randonneur témoin du climat modifié qui bouleverse la vie et l’instinct des animaux. On partage les préoccupations scientifiques d’Alma, l’humanité éternelle de Jean, le berger de 80 ans qui prépare sa mort au pied du vieux hêtre noueux. On redescend avec Gaspard, revenu du monde des sommets pour retrouver le quotidien familial.
Aucun passéisme, aucun regret d’un univers pastoral faussement idyllique, mais plutôt le sentiment qu’à travers la réintroduction de l’ours, « c’était plus que l’organisation des estives, un certain ordre du monde qui était en jeu ». Un ordre du monde où l’on ne brave pas impunément le cycle naturel de la vie et de la mort.
Roman écologiste sans le revendiquer, roman sociétal sans l’écrire, roman amoureux sans le dire, roman documentaire sans le montrer, roman féministe sans le clamer, ce récit est un peu tout cela. Il nous redit comme l’écrit le poète arménien Hovhannès Chiraz, dont un vers donne le titre au roman, que :
« Éternels nous sommes comme vos montagnes
Et vous passerez comme des vents fous ».
Le vent de la folie qui pousse les hommes vers la chute du pierrier, tout en bas, au fond de la combe. Sans plus jamais pouvoir remonter.