À l’appel du collectif Culture Bar-Bars, des états généraux du droit à la fête ont réuni les acteurs culturels de la nuit la dernière semaine de novembre. Dans la continuité de la tribune Rennes Concerts en danger, les Rennai.se.s tapent du poing sur la table d’une main, et de l’autre, pointent du doigt l’indifférence politique qui laisse place à un traitement administratif de la culture. Alors, comment sauver Rennes de l’aseptisation qui la guette ? Comment sortir la culture festive de son ghetto ?
Le collectif Culture Bar-Bars organisait la dernière semaine de novembre des états généraux du droit à la fête dans toute la France. À la radio, la télévision ou sur le web, 51 rencontres réunissaient des patrons de bars et des acteurs de la nuit, de la fête et des musiques actuelles, tout l’écosystème des cafés-concerts représentés par le collectif. L’objectif : dresser un bilan de ce secteur en crise et une liste de préconisations à l’intention des pouvoirs publics. À Rennes, la discussion s’est centrée sur l’aseptisation de l’agglomération rennaise, la disparition des indépendants et la muséification de la culture musicale de la ville.
Diffusée sur TVR le 29 novembre dernier, et animée par le journaliste Gilles Kerdreux (Ouest-France), la rencontre rennaise a réuni Hélène Le Corre, musicienne (Mistress Bomb H), organisatrice de concerts et membre du label Kerviniou Recordz, Morgane Deturmeny, DJ (Vanadis) et présidente de l’association musicale ÖND, Lyane Saint Pierre, barmaid au Oan’s Pub, Philippe Le Breton, directeur artistique du festival des Bars en Trans, Guillaume Derrien, directeur du label Les Disques anonymes et du festival Visions (Finistère), Karl Seguin, patron du bar Le Chantier et membre de Culture Bar-Bars, David Milbéo, gérant d’établissements de nuit et directeur adjoint de Culture Bar-Bars. Un beau panel de militant.e.s de la culture indépendante et alternative qui n’ont pas leur langue dans la poche et qui jouent cartes sur table. Ensemble, ils dressent un portrait contrasté de Rennes, cette ville plus tellement rock…
Le café-concert dans l’écosystème culturel
Les participants s’accordent d’abord à rappeler l’importance des cafés-concerts pour les artistes émergents, et plus largement dans l’écosystème culturel. Pour Morgane Deturmeny, alias Vanadis, DJ qui s’est fait remarquer sur la scène électronique rennaise ces dernières années, les bars sont un moyen de professionnalisation pour les jeunes artistes. Hélène Le Corre envisage la question du point de vue du public : « Beaucoup de gens ne font pas la démarche d’aller dans une salle de spectacle. Le bar, c’est la première porte d’entrée vers une forme spectaculaire ». Les deux musiciennes le suggèrent, et David Milbéo l’affirme, les cafés-concerts représentent le premier maillon d’une chaîne culturelle, il faut le protéger au même titre que les autres.
En effet, la musique, le spectacle, avant leur industrialisation, leur institutionnalisation, naissent des lieux de rassemblements populaires. Aujourd’hui, les bars, s’ils composent bien une économie structurée par des syndicats, représentent également une culture à part entière. Sous-culture, contre-culture, culture alternative, selon comme on voudra bien l’appeler, elle s’incarne en France dans le collectif Culture Bar-Bars, militant pour une mission culturelle des bars et petits lieux. « Parmi les adhérents de Culture Bar-Bars, on n’a pas monté nos lieux pour faire du commerce. Ce sont des histoires de vie, des lieux de vie, d’échanges avec des artistes. C’est de l’économie, mais différente de la simple productivité, c’est une autre manière de voir le commerce », revendique Karl Seguin, patron du Chantier depuis 26 ans.
Le festival Bar en Trans est d’ailleurs un bon exemple de cet activisme culturel. Il naît dans les années 80 de l’activité parallèle de concerts des bars pendant les Trans Musicales. À l’origine un off, il est devenu aujourd’hui presque aussi institutionnel et représentatif de Rennes que son aîné. Son directeur artistique, Philippe Le Breton, évoque avec nostalgie la trentaine de petits lieux de concerts actifs à leurs débuts et qui ont formé « le creuset de la vie culturelle rennaise » à l’époque. Mais que reste-t-il aujourd’hui de « Rennes, notre petit Manchester », cette ville qui attirait tant la jeunesse ?
Des lieux en péril
Dès le début de la rencontre, David Milbéo rappelle l’incertitude qui pèse actuellement sur le milieu des cafés-concerts. Contrairement aux restaurants, et à l’instar des discothèques, les bars n’ont encore reçu aucune précision sur une date de réouverture. Ils ont été fermés plus de 20 semaines cette année. Le danger est qu’ils ne puissent plus ouvrir, faute de moyens. Que les plus indépendants, ceux qui s’attachent à donner à leur établissement une identité et une activité culturelle, à en faire des lieux de vie, soient forcés d’abandonner l’affaire, d’arrêter les concerts, de tenter de survivre en privilégiant la restauration. Celle du corps seul et plus de l’esprit.
Au-delà des considérations économiques, les bars et les événements festifs et culturels ont été stigmatisés dans la gestion publique de la pandémie. Différents collectifs de professionnels ont récemment manifesté pour souligner l’infantilisation dont ils étaient victimes, comme à Rennes avec On va tous trinquer. Mais selon les participants de la table ronde, cette quasi-criminalisation de la fête s’inscrit dans un mouvement déjà ancien de ghettoïsation de la culture alternative. « Le Covid a aggravé ce qui était déjà existant, la disparition des lieux et le durcissement légal et moral contre nous », affirme Guillaume Derrien.
Les chiffres de Philippe Le Breton sont édifiants. De la trentaine de bars en Trans à la grande époque, il n’en reste plus qu’une douzaine. « Depuis 2014, on a perdu 86 licences [de bar] », ajoute Gilles Kerdreux. Les contraintes techniques, sanitaires, sécuritaires, les pressions administratives de la préfecture, les plaintes pour nuisances et l’implacable Monopoly de l’immobilier ont peu à peu raison de ce riche terreau qui a fait l’identité rennaise, l’incurie politique aidant. « Il y a 20 ans, on pouvait monter un projet et s’installer. Aujourd’hui il faut au moins 50 % d’apport, les prix ont flambé (…). Le jour où les derniers indépendants vont partir, qui pourra prendre la suite ? », déplore Karl Seguin. Dans son franc-parler habituel, Guillaume Derrien dénonce la duplicité des politiques de la ville, qui vendent l’image rock de Rennes en ignorant ceux qui font vivre au quotidien cette culture.
Cette conjonction se traduit par un embouteillage sur la scène musicale indépendante rennaise, dans l’impossibilité de s’exprimer pleinement en raison du manque de lieux. Les équipements en place tels que le Jardin Moderne, l’Antipode ou l’Ubu sont limités et pas forcément accessibles à tous. Le débat revient régulièrement sur la table, cette année encore la tribune Rennes Concerts en danger réclamait de pouvoir librement utiliser la salle de la Cité. Un espoir vaguement ravivé par les élections municipales et qui a depuis fait son deuil. La situation semble bel et bien bloquée et rappelle le constat pessimiste que dressaient déjà les états généraux de la fête organisés à Rennes en 2005 pour apaiser les tensions entre forces de l’ordre et fêtards aux heures sombres de la préfecture de Bernadette Malgorn. L’Histoire se répète, à moins qu’elle n’avance tout simplement pas.
Des solutions ?
Alors comment sortir de l’aporie ? En organisant ces états généraux, le collectif Culture Bar-Bars souhaitait avant tout réunir un certain nombre de préconisations pratiques à l’intention des pouvoirs publics. « On croit vraiment à la puissance des territoires au niveau local pour apporter des solutions et des prises de décision », affirme David Milbéo. Selon lui encore, « les solutions doivent se trouver dans une transversalité des politiques publiques. On ne peut pas avoir des solutions par-ci par-là, il faut un ensemble et une cohérence ».
Tous les participants appellent en effet à une réelle implication de la sphère politique dans ce débat culturel. Pour Hélène Le Corre, « l’absence des politiques est dramatique (…) ça veut dire que la culture n’est plus qu’une question administrative ! », s’indigne-t-elle. Le milieu de la nuit attend d’être considéré comme un réel interlocuteur, d’être traité comme acteur de la culture et non comme une nuisance.
Plusieurs idées émergent de la discussion : une commission municipale des débits de boisson, comme à Nantes, un conseil de la nuit, comme à Paris, l’aide aux financements de travaux, une plus grande souplesse de la ville par rapport aux propositions, mais surtout une bienveillance sincère et un soutien face aux pressions de la préfecture. Guillaume Derrien aimerait que de nouvelles licences de bar soient accordées lorsqu’elles sont liées à des projets culturels. Morgane Deturmeny souligne l’intérêt d’investir les lieux inutilisés pour offrir davantage d’espaces d’expression. Lyane Saint Pierre suggère quant à elle qu’il serait temps de revenir sur la décision de fermeture des bars à 1 h, spécificité rennaise dont on se passerait bien. « Tout est possible, mais va falloir se bouger », résume-t-elle avec optimisme.