Avec Eugenia Lionel Duroy continue à traquer, à travers un épisode du génocide juif pendant la Seconde Guerre mondiale, les raisons de l’inhumanité des bourreaux. Indispensable et terriblement d’actualité.
De tous les peuples d’Europe, les Roumains, si fiers de leur sang sont ceux qui haïssent le plus les juifs. Pourquoi ? Que viennent toucher les juifs de si douloureux dans le cœur des Roumains ? Je ne sais pas.
C’est un cordonnier. Ce 29 juin 1941, il rentre chez lui auprès de sa famille, pour dîner après une chaude journée estivale. Hier, il a discuté avec ses voisins. Juifs. Ce matin, il est allé acheter une hache et a tué le couple et ses trois enfants. Ce soir la vie a repris son cours. Depuis des années Lionel Duroy cherche à comprendre ce passage aux actes les plus odieux, cette perte d’humanité qui rend l’autre plus insignifiant qu’un animal. Jean Hatzfeld, dans une trilogie exceptionnelle (*), avait voulu appréhender le génocide rwandais en interrogeant les tueurs Hutus et les victimes Tutsis. Lionel Duroy, qui s’était déjà intéressé, dans L’hiver des hommes notamment, aux enfants de grands criminels de guerre, poursuit sa quête de compréhension sous la forme romanesque en inscrivant son écriture dans l’Histoire.
Ce cordonnier presque anonyme a participé à l’un des plus grands pogroms de l’Histoire, celui qui extermina à Jassy, ville roumaine proche de la frontière soviétique, 13 226 juifs, soit près de la moitié de la population. C’est Eugenia, native de Jassy, qui va nous raconter ce pogrom, elle qui a baigné comme toute la population, dès sa plus tendre enfance dans un antisémitisme partagé et qui prendra conscience de l’horreur de cette haine de l’autre grâce à une rencontre avec Mihail Sebastian, auteur roumain juif, qui décèdera en 1947 dans un accident. En une journée, suite à cette rencontre avec l’écrivain dont elle va tomber amoureuse, sa vie va basculer. Alors que son frère aîné s’engage dans la Garde de Fer, approchant les plus hauts dignitaires nazis, Eugenia, par amour, mais aussi par réflexion, va rester du côté de l’humanité et de l’intelligence jusqu’à devenir résistante active et participer à des attentats.
S’appuyant sur le journal et les écrits de Sebastian, Lionel Duroy montre à la fois le terreau culturel et le racisme qui enveloppent toute la société roumaine, à l’encontre de ces juifs, qui seraient trop nombreux et occuperaient les meilleures places normalement dévolues aux Roumains. Sous un aspect terriblement banal, les mots les plus odieux et irréfléchis perdent leur signification première et deviennent la pensée commune. Tout commence par les mots et ce sont eux que Sebastian choisit comme arme, lui qui contrairement à Eugenia, refuse la lutte, s’enfermant dans son oeuvre et dans un fatalisme figé, que symbolise une relative impuissance sexuelle.
Eugenia, par l’écriture de Lionel Duroy, comprend rapidement que ce ne sont pas les paroles des victimes qui expliqueront le passage de l’état d’Homme à celui de bourreau. Aussi c’est la parole des assassins, des idéologues, que ce roman essaie de faire entendre. Qu’il y a-t-il en eux, de différent, de cassé, d’absent, pour qu’un vieil homme puisse battre une femme en hurlant : « Saleté, éructait-il. Saleté de youpine! Tu vas crever, oui, ou t’en veux encore? ». Ou pour que la famille d’Eugenia, symbole même d’un racisme inexprimé, finisse par justifier le pogrom au bout d’un cheminement d’une pensée que le récit éclaire parfaitement. On retrouve dans ce roman magnifique les thèmes privilégiés du romancier ou l’Histoire rejoint ses récits familiaux personnels : antisémitisme, famille étouffante, manifestations de la haine, enfants de bourreaux. Lionel Duroy, poursuit ses thématiques d’ouvrage en ouvrage, à la fois si différents et si semblables, créant ainsi une oeuvre remarquable et exceptionnelle.
Ce texte interroge les haines qui progressent et fragilisent nos sociétés d’aujourd’hui. Près de 80 ans plus tard, le récit de la montée des extrêmes, du racisme, des préjugés qui trouvent un écho terrible dans les actualités quotidiennes. Lionel Duroy, explique que ce roman est né de l’image d’un croche-pied que fait une cadreuse hongroise à un réfugié qui porte un enfant dans ses bras, pour l’empêcher de franchir la frontière. Geste qu’elle renouvelle et filme. S’il n’explique pas ce geste, Eugenia proclame l’absolue nécessité pour l’Homme de le condamner inlassablement. Et de ne pas le commettre.
Eugenia Lionel Duroy, Éditions Julliard, 490 pages. 21€, ISBN: 9782260030003.
(*) « Dans le nu de la vie », « Une saison de machettes », « La stratégie des antilopes ».
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BIOGRAPHIE DE LIONEL DUROY
Lionel DUROY
Crédit photo: ©Hannah Assouline/Opale/Leemage
Lionel Duroy est l’auteur de plus d’une douzaine de romans dont Écrire, Le Cahier de Turin, Des hommes éblouissants, Trois couples en quête d’orages et Priez pour nous, ces deux derniers ayant été adaptés pour le grand écran. En 2010, son roman Le Chagrin, prix François-Mauriac, prix Pagnol du roman d’enfance, prix Marie-Claire du roman d’émotion et prix des lecteurs de la ville de Brive, lui apporte une reconnaissance critique et publique à la mesure de son talent. Depuis, il a publié Colères, L’Hiver des hommes (prix Renaudot des lycéens 2012 et prix Joseph Kessel 2013), Vertiges, Échapper, L’Absente et Eugenia.