2025-02-12 à 20:30 ART - FRANCOIS MOREL OLIVIER BROCHE COMPLEXE BOCAPOLE - ESPACE EUROPE Bressuire Trois amis se disputent à propos d’un tableau blanc acheté « trop cher »par l’un d’eux. Je veux croire que si l’on m’a confié cet avant-propossur Art, c’est qu’on me savait spécialiste – par alliance – de l’art ditmoderne, puisque Marcel Duchamp était comme moi membre del’Oulipo. Dans Ingénieur du temps perdu, il énonce sa phraselégendaire : « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux », définissantles deux pôles entre lesquels l’art oscille, celui qui crée l’oeuvre et celuidont l’oeil ajoute à l’acte créatif.Serge est donc un « regardeur » : il a acheté un « tableau blanc, avecdes liserés blancs » à 40 000 euros. Si Yasmina Reza a choisi lemonochrome blanc, c’est qu’elle dédie cette pièce à son dermatologue– c’est aussi la profession de Serge –, qui possédait une oeuvre deMartin Barré, peintre qui s’était acharné à explorer tout ce que pouvaitoffrir le blanc. Dans la blancheur, il y avait eu évidemment biend’autres avant lui, dont, en 1918, Kasimir Malevitch et son Carré blancsur fond blanc ; au siècle précédent, ce farceur d’Alphonse Allais avaitprésenté au premier Salon des Incohérents de 1883 quelquesmonochromes dont Première communion de jeunes filles chlorotiquespar temps de neige, faisant suite à un tableau tout noir de son camaradePaul Bilhaud.Voici trente ans, Art choquera un certain monde critique et marchand,mais que pense vraiment Yasmina Reza, et qui parle pour elle ? Marc,qui répète avec ses mots ce que dit Pierre Brasseur à Lino Ventura dansLa Métamorphose des cloportes1 : « Sur le plan de l’arnaque, les coupsles plus tordus ne sont rien, vous entendez, rien, à côté de la peintureabstraite » ? Ou Serge, que le tableau touche sincèrement sans qu’ildispose tout à fait des mots pour l’expliquer, mais qui n’aurait pas, parsnobisme, acquis à prix d’or une pile de briques, comme en installaitdans les musées l’artiste conceptuel Carl Andre ? Ou est-elle indécise,comme Yvan, qui aimerait tellement, mais tellement, ne pas devoiravoir une opinion.Dans deux heures, vous allez sortir de ce théâtre, et évidemment, Artvous aura donné envie d’en parler. Il est bon qu’il en soit ainsi. Parceque Kant a bien sûr tort de dire qu’« est beau ce qui plaîtuniversellement sans concept » (vous avez quatre heures). Parce que1 Film de Pierre Granier-Deferre (1965), adapté du roman d’Alphonse Boudard, dialogues de Michel Audiard.DOSSIER – 5 février 24pour définir l’art, il ne suffit pas de dire, comme Ad Reinhard, que « l’artn’est pas ce qui n’est pas l’art ». Parce que le monde devient un peudingue, puisqu’un critique du Guardian a pu écrire, au sujet de sacsinabordables dessinés par Jeff Koons pour une marque du luxe qu’« ilne s’agissait pas d’une ligne de sacs », mais « en réalité d’uneméditation en forme de sac. » Mais assez parlé d’« art ».Art est d’abord une formidable mécanique théâtrale, une « machine àjouer » diront tous les heureux comédiens qui s’y sont frottés. C’estaujourd’hui Olivier Broche, François Morel et Olivier Saladin. Avanteux, il y en a eu d’autres, fameux aussi. D’autres trios viendront, qui,tous, feront naître du rire et de l’émotion.Car surtout, Art donne envie de réfléchir à ce que ce qui lie les hommesentre eux, et ce fichu tableau n’est qu’un catalyseur. C’est une piècesur l’amitié, sa fragilité et sa force, et c’est donc une pièce universelle,et cela explique qu’elle ait été traduite en près de quarante langues, etjouée de Broadway à Bombay.Il paraît qu’un ami, c’est quelqu’un qui sait tout de vous mais vous aimequand même. Serge, Marc et Yvan, le riche, l’abrupt et l’hésitant,s’aiment « quand même ». Tous cherchent un sens à la vie qui n’en apas, et leur amitié est une consolation. L’un de trois prononce unephrase d’une rare cruauté, une phrase qui affirme que si l’amitié ne faitque combler un vide, alors, aussi triste que cela soit, un tableau peutremplacer une amitié. C’est la phrase d’un vrai stoïcien qui n’a pasbesoin de « lire Sénèque ».Soudain, Art prend toute sa dimension. C’est une pièce sur la valeur,sur ce qui « vaut ». On a le droit de penser ce qu’on veut du tableaud’Antrios, de son esthétique, de son prix, de sa fonction sociale, de savaleur d’échange ou d’usage.Ce n’est pas important.Ce pourquoi nous vivons n’a pas de prix.Hervé