Avant d’entrer dans le vif de cette exposition Enki Bilal à Landerneau, il convient de féliciter l’équipe du Fonds Leclerc, emmenée par sa directrice Marie-Pierre Bathany. Malgré un contexte défavorable, elle a su persévérer afin d’organiser cet opus « Enki Bilal ». Lequel offre un nouveau cheminement à travers l’œuvre balkanique mais non balkanisée de cet artiste européen, serbe, singulier et séduisant.
Le ton est donné. Recouvrant presque entièrement un large miroir mural à l’entrée de l’exposition du Fonds Leclerc de Landerneau, est reproduite une scène agrandie de la BD de Bilal intitulée Sommeil du Monstre. Au premier plan, deux hommes, pommettes hautes, regards enténébrés, engoncés dans de lourds manteaux, traversent une ville dont on aperçoit en arrière-plan les tours tandis que de curieuses voitures volantes arpentent le ciel et que de mystérieux personnages en uniformes siglés NY (New York) enchaînés par des câbles bizarres s’enfoncent dans une sorte de smog bleuté. Un univers immédiatement reconnaissable signé Enki Bilal.
Depuis ses débuts dans les années 70, Enki Bilal, né à Belgrade en 1951, bâtit pièce à pièce une œuvre à la croisée des arts, des temps et des mondes. Mêlant écrits, illustrations et peintures, jonglant avec images et mots, il réalise aussi des incursions dans le théâtre et le ballet. Passionné de cinéma, il a également réalisé trois longs métrages : Bunker Palace Hôtel, Tykho Moon, Immortel (ad vitam). Jusqu’en début 2021, le Fonds Leclerc de Landerneau fait la place belle à la variété de ses créations.
Plus de 200 dessins, peintures, films, textes d’Enki Bilal sont ainsi réunis ici. Un choix orchestré par Serge Lemoine, ancien directeur du musée d’Orsay et commissaire de l’exposition. De la collaboration avec Pierre Christin (Les Phalanges de l’Ordre Noir, Le Vaisseau de Pierre) à la cultissime Trilogie Nikopol (La Foire aux immortels, La Femme piège, Froid Équateur) et à l’actuel Bug, chacune des facettes du travail est ainsi explorée, de la bande dessinée jusqu’aux images les plus récentes, dont des inédits réalisés spécialement pour Landerneau. Ainsi de la série qui fait écho au célèbre tableau de Picasso Guernica. Ce projet prolonge Nu avec Picasso, une variation illustrée dont le texte touche au fantastique. Nu avec Picasso est paru dans la collection « Ma nuit au musée » chez Stock qui propose à des écrivains de déambuler, de nuit, dans un musée. Alors, est-on en présence d’une rétrospective ? « Surtout pas ! » se récrie Enki Bilal qui préfère considérer l’exposition comme « Un regard en arrière, un instantané, un peu de sa mémoire cachée ».
Questions de style
Un instantané qui permet donc au visiteur de mesurer le parcours de l’artiste à travers l’évolution de son style : de précis et fouillé dans les premières publications à la liberté des œuvres aujourd’hui. Techniques, composition, mise en scène, couleurs, descriptives autant que symboliques, prédilection pour la « grisaille » (peinture monochrome qui imite le bas-relief à l’aide d’une dégradation entre le noir et le blanc de valeurs grises).
Privilégiant le dessin comme son mode d’expression par excellence, Bilal, à ses débuts, délimite lignes et formes d’un trait net et précis, modelant dégradés ou contrastes par des hachures et des pointillés. Au fil du temps, la rigidité de la forme fait place à un délié plus souple, plus ample, plus fluide. Le format change, l’auteur se tourne vers la peinture.
Abandonnant la notion de « planche » si chère à la bande dessinée, il compose désormais chaque case de façon indépendante. Cinéaste dans l’âme, Bilal utilise tous les langages du septième art, de la vue panoramique au gros plan. La couleur, quant à elle, renforce l’intensité de ces « scènes ». Deux d’entre elles signent définitivement cette identité visuelle, un bleu tout à la fois apaisant et inquiétant, un rouge violent, symbolique, associé au sang comme à la violence.
Animaux, mutations, mégapoles…
Comme tout univers d’artiste, le paysage bilalien est pétri d’obsessions. Si la science-fiction des débuts a été peu à peu rattrapée par la réalité, le cosmos reste l’une des thématiques favorites de l’auteur qui observe avec lucidité l’état du monde à travers la lorgnette de l’anticipation. Monde humain comme monde animal, puisque les bêtes peuplent presque chaque scène. Une présence absolument nécessaire dans cette sphère de mutations, de transformation puisqu’après tout « l’homme est une corde tendue entre l’animal et le surhumain » (Nietzsche).
Chats, poissons, grenouilles, lézards, caméléons, pélicans hantent les pages et les toiles, acteurs essentiels de l’histoire. Leurs diverses métamorphoses, leurs hybridations, souvent consécutives à une flambée de violence, constituent un thème récurrent. Par moments, on peut se croire chez Bosch tant les figures composites abondent. Les corps se transforment. Des prothèses mécaniques remplacent les membres. Les êtres changent d’aspect et de comportements. Partout le fantastique s’installe.
Les machines, elles-mêmes moyens de locomotion, appareils de laboratoires, outils de production, sont représentées de façon décalée, sans souci de réalisme. Elles s’inventent partie prenante de l’action, devenant le prolongement naturel de l’homme. La grande ville (où l’on vit, où l’on meurt, où l’on a peur) est l’endroit où se joue le destin de l’humanité. Vampirique ou onirique, le trait de Bilal en explore les recoins les plus intimes. Comme dans un film, travellings, grands-angles, vues aériennes, perspectives, plongées et contre-plongées se multiplient révélant que, partout, le chaos s’installe.
Des thématiques visionnaires
La violence est aussi un thème majeur de l’imaginaire d’Enki Bilal. Violence physique et morales, agression, blessures ouvertes d’où coule un sang rouge flamboyant. Les meurtres, les attentats, la guerre sont omniprésents, même s’ils sont souvent décrits de manière distanciée, voire onirique.
La politique et surtout la géopolitique fascinent l’artiste. Il faut dire que la fin du XXe siècle lui a permis d’en jauger les conséquences sur l’homme en général et son histoire personnelle en particulier. Guerre dans son pays natal, l’ex‑Yougoslavie, chute de l’empire soviétique dont il entrevoyait déjà la dispersion dans Partie de Chasse, démantèlement du mur de Berlin, montée de l’obscurantisme religieux et du terrorisme. S’il a vécu ces drames, Bilal les a également anticipés faisant preuve d’une lucidité et d’un sens de l’analyse rares – voyant et visionnaire à la fois.
L’amour est-il la solution dans ce monde de plus en plus déshumanisé dont l’humain est le premier responsable de la décadence ? Si nombre de compositions traduisent heureusement tendresse, sensualité et attention, les rapports entre les êtres demeurent complexes, voires obscures. Les intermèdes amoureux se terminent souvent dans le sang, court répit avant des drames à venir. L’espoir existe-t-il vraiment ?
Résonances
Ce parcours dans l’œuvre d’Enki Bilal, tout à la fois évidente et mystérieuse, est ponctué de « résonances » soigneusement sélectionnées par l’artiste au fil de l’histoire de l’art et du cinéma. La première d’entre elles fait face au grand panneau d’entrée. Il s’agit du Chevalier, la Mort et le Diable d’Albrecht Dürer.
Au fil de l’exposition surgissent les monstres de Jérôme Bosch et du photographe Joel‑Peter Witkin, les gravures de Callot et de Goya, hantées par les horreurs de la guerre, L’Enfer de Dante vu par Gustave Doré, les « machines infernalo-érotiques » de Man Ray, les hybrides de Rebecca Horn, les distorsions de Bacon mais aussi des extraits de Métropolis (Fritz Lang), Blade Runner (Ridley Scott), Vidéodrome (Cronenberg) ou Tarkovski… Des « citations », clins d’œil par delà le temps à des imaginaires qui se répondent dans des au-delà bien actuels.
Pratique