L’exposition Face au mur, le graphisme engagé de 1970 à 1990 devait ouvrir ses portes le 15 décembre 2020 au Musée de Bretagne (Champs libres de Rennes), mais la prise de parole jeudi 10 décembre du premier ministre repousse une nouvelle fois la réouverture des musées… La plongée dans cette mise en perspective critique de l’histoire sur les pas des affichistes bretons, français ou étrangers devra attendre. En attendant, tour d’horizon virtuel de leur production graphique et de leurs engagements.
« Les années 70 ont été une période exceptionnelle pour l’affiche. Avec les événements de mai 68, les murs se sont recouverts d’affiches. Tous les partis politiques ont eu besoin de communiquer via ce médium, autant au niveau local, national qu’international », Alain Le Quernec.
À partir de l’exposition Internationales graphiques, collections d’affiches politiques 1970-1990 produite en 2016 par la bibliothèque La contemporaine, le Musée de Bretagne aux Champs libres propose d’aborder le sujet à l’échelle internationale, en France et en Bretagne, révélant ainsi la richesse de la production graphique bretonne. Rythmée en trois grandes parties – circulations graphiques, mobilisations internationales, les graphistes et la commande – l’exposition Face au mur, le graphisme engagé de 1970 à 1990 met à l’honneur plus de 130 affiches, dont une partie est conservée au musée de Bretagne.
Ces documents, habituellement éphémères – collés sur les murs, les poteaux, les ponts, distribués aux militants – fragiles par essence car vite arrachés sont entrés par collecte au musée dès les années 1970. Par la suite, le musée a acquis de nombreuses affiches politiques, notamment d’Alain Le Quernec, Fañch Le Henaff ou encore tout un ensemble de documents et d’affiches de l’Union démocratique bretonne (UDB).
Ce monde de luttes et d’engagements laisse comme trace un monde d’images et de signes. Laissez-vous porter par cet univers graphique, décryptez aussi le contexte historique qui l’accompagne.
UNE SCÉNOGRAPHIE INTERACTIVE
La scénographie est signée par le scénographe architecte Pierre Verger, accompagné de la graphiste Stéphanie Vaillat et des Ateliers de l’éclairage
Dès l’entrée, le public fait face à une mosaïque d’écrans pour une plongée immédiate dans l’actualité des années 1970-1990, un récit unique de la période décrypté grâce aux images d’archives de l’INA. Quatre sas audiovisuels immersifs rythment ensuite l’exposition, ils mêlent décors, prises de vues réelles et stop motion.
On y découvre l’envers de la création de certaines affiches présentées à travers les interviews croisées de leurs créateurs et de leurs commanditaires. Deux manipulations interactives permettent de composer son affiche grandeur nature et de tester ses connaissances avec un quizz.
POUR ALLER PLUS LOIN
Inspirations
Au 19e siècle, l’art de l’affiche se développe grâce aux innovations techniques et à l’émergence de nouveaux procédés d’impression, comme la lithographie.
Placards et affiches, utilisés depuis des siècles, accompagnent la naissance de la démocratie depuis la Révolution. En 1908, la première affiche syndicale créée par Jules Grandjouan marque un tournant dans la manière de concevoir l’affiche politique. Elle devient un langage de communication visuelle à part entière au service d’une société nouvelle et de ses engagements.
Au cours de la première moitié du 20e siècle, le constructivisme russe, le photomontage, ou le Bauhaus font entrer l’affiche dans la modernité. Ces mouvements d’avant-garde marquent une rupture avec l’imagerie réaliste : compositions dynamiques, lettrages géométriques, emploi fréquent de la photographie ou du photomontage.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le pop art, l’op art ou le style Push Pin constituent de nouveaux repères formels pour la génération de graphistes en formation.
1968 laisse également sa marque et entraîne un renouveau du matériel ordinaire des luttes : l’affiche politique, créée souvent dans l’urgence par des collectifs de graphistes ou d’étudiants, imprimée avec les moyens du bord reprend la rue, aux côtés des tracts, brochures et fanzines. La création graphique se nourrit alors des sciences sociales en pleine effervescence et investit des supports populaires, du magazine à la pochette de disque et jusqu’au livre de poche.
Mêlant art et politique, les images circulent d’un continent à l’autre. Les graphistes se rencontrent, se forment, s’inspirent au gré de voyages d’études, expositions ou à la lecture de revues et éditions.
L’école polonaise de l’affiche
Au cours des années 1950 et 1960, la Pologne impose un style graphique national, teinté de culture populaire. Ce foisonnement créatif connaît une forte diffusion internationale et marque des générations de graphistes. Cet âge d’or de l’affiche polonaise se développe dans un contexte politique particulier : après 1945, le nouvel État socialiste donne un rôle majeur à la culture, et notamment au cinéma en tant que moyen d’éducation populaire. En contrôlant les activités culturelles, il fait disparaître les enjeux publicitaires dans une économie communiste et donne une liberté de création forte à une génération de créateurs exceptionnels.
Durant cette période, la création d’affiches est portée par l’école des Beaux-Arts de Varsovie où enseignent les plus grands affichistes tels que Jan Lenica ou Henryk Tomaszewski. La production est massive, abstraite ou métaphorique, avec une allusion à la situation en Pologne, rarement déjouée par les censeurs. Ces affiches, diffusées dans des revues comme La Pologne ou lors d’expositions, sont une révélation dans de nombreux pays, dont les États-Unis, la France ou Cuba. Tandis que la biennale de l’affiche de Varsovie devient un rendez-vous professionnel incontournable, de jeunes graphistes étrangers partent se former à Varsovie.
L’âge d’or de l’affiche cubaine
Dès les premières années de guérilla, Fidel Castro a considéré l’enjeu de la communication visuelle comme primordial. La révolution cubaine de 1959 entraîne une vague de créativité sans précédent dans l’univers du graphisme.
S’affranchissant des impératifs commerciaux, l’affiche quitte le domaine de la publicité pour devenir politique mais aussi très largement culturelle. Les affiches politiques cubaines mettent alors en avant les évènements historiques de la révolution ainsi que ses protagonistes et figures héroïques. Outre les figures cubaines de Fidel Castro ou Che Guerava, l’univers de la révolution socialiste et des luttes anti- impérialistes sur fond de décolonisation nourrissent la création. L’OSPAAAL (Organisation de Solidarité des Peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine) en charge des questions de solidarité internationale, plus particulièrement avec le tiers-monde est l’un des principaux organismes officiels à éditer des affiches politiques.
Grâce à des structures de diffusion comme l’OSPAAAL ou la revue Tricontinental, l’affiche aide au rayonnement de la révolution cubaine à l’étranger, tout comme les intellectuels européens invités à La Havane. Le plus souvent colorées et très visuelles, ces affiches contribuent jusqu’à aujourd’hui à forger un imaginaire international et fantasmé de la révolution, des vertus de la transformation sociale et de l’anti-impérialisme.
Mobilisations internationales
Du milieu des années 1960 aux années 1990, de grandes causes politiques ou sociétales mobilisent l’opinion internationale : on manifeste POUR ou CONTRE, on s’engage au nom d’idéaux démocratiques, de liberté, d’émancipation. On veut changer le monde ! Le monde du graphisme ne reste pas en marge de ces mobilisations et voit fleurir des affiches en Allemagne, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, à Cuba, en France… jusqu’en Bretagne !
En s’emparant des mêmes causes pour leur donner une traduction visuelle, les artistes produisent, transmettent et revisitent des signes graphiques qui se répandent à travers le monde : le chapeau conique vietnamien devient un symbole permanent de la lutte contre l’impérialisme américain ; le globe terrestre dit le souhait d’un meilleur sort pour l’humanité ; la colombe évoque la paix. Changer le monde, c’est alors aussi rechercher de nouveaux langages visuels, seul ou en collectif.
Contre la guerre du Vietnam
La guerre du Vietnam mobilise durablement l’opinion internationale, pendant près de deux décennies. Après la fin de la domination française en Indochine en 1954, le Vietnam est divisé en deux États : un régime communiste au nord, dirigé par Hô Chi Minh et soutenu par l’URSS et la Chine ; une dictature au sud soutenue par les Occidentaux. Ses opposants s’organisent dans le Front de Libération du Vietnam et adoptent la guérilla comme mode d’action. Les États-Unis fournissent une aide logistique puis entrent militairement dans le conflit à partir de 1965 sous l’impulsion du président Johnson.
L’offensive du Têt en 1968 a un effet dévastateur sur l’opinion publique américaine. Les médias rapportent
les dizaines de milliers de morts, les atrocités commises envers la population civile. Encouragée par des mouvements étudiants et pacifistes, notamment aux États- Unis, la population crie sa révolte dans la rue, contre cette guerre jugée illégitime.
Nourris d’images de presse, de photographies, les graphistes s’engagent du côté du peuple vietnamien, contre l’enlisement de la guerre. Créant des « iconographies rebelles », le collectif Grapus en France en fait une série d’affiches, émotionnellement forte. Les graphistes cubains, également engagés contre cette guerre, choisissent de mettre en avant l’image du courageux guérillero.
Stigmatiser le racisme et l’apartheid
La décolonisation a ouvert la perspective d’une évolution géo politique majeure, avec l’apparition du tiers- monde comme alternative aux deux blocs de la guerre froide. Dans les pays occidentaux se développent alors des mouvements anti-impérialistes et des luttes pour l’égalité des droits.
Les luttes des années 1960 – la non-violence du pasteur Martin Luther King, les espoirs placés dans le Black Power ou le militantisme des Black Panthers – sont dans les esprits. Au cours des décennies 1970 et 1980, les marches pour la paix, contre le racisme et pour l’égalité ne faiblissent pas. Elles se cristallisent dans l’appel au boycott de l’apartheid en Afrique du Sud, exemple d’une mobilisation continue, jusqu’à la libération de Nelson Mandela en 1990.
Les affiches des collectifs Wild Plakken ou Grapus, en jouant sur la bichromie et une composition tranchée, stigmatisent le racisme et les derniers régimes politiques d’Afrique australe qui séparent les hommes selon la couleur de peau.
Dénoncer les dictatures en Amérique latine
Dans les années 1970, les coups d’État militaires se succèdent en Amérique latine, appuyés par les services secrets américains. Des juntes militaires s’installent, bafouant les droits de l’homme.
En 1973, après le Brésil et la Bolivie, c’est au Chili qu’un coup d’État militaire renverse le régime démocratique de Salvador Allende. En France, une campagne d’opinion est initiée par 18 organisations syndicales et partis de gauche, dénonçant la terreur des répressions, les milliers de personnes disparues et le recours généralisé à la torture. Une campagne internationale de protestation, riche d’affiches, est relayée par l’OSPAAAL, l’ONU et des ONG comme Amnesty International. L’affiche de Klaus Staeck dénonçant le coup d’État au Chili montre la figure menaçante de Pinochet, qui incarne la métaphore des dictatures elles-mêmes.
En 1976, en Argentine, le régime d’Isabel Perón est renversé par une junte militaire. La coupe du monde de football de 1978 qui y est organisée est instrumentalisée par les putschistes et suscite une campagne de boycott amplement relayée par les médias. Les affichistes tentent de convaincre joueurs et dirigeants, avec des images opposant le jeu et l’évènement sportif, à l’horreur de la torture.
Les graphistes et la commande
L’engagement politique et social des graphistes se manifeste dans leurs pratiques professionnelles et leurs formes d’organisation tout comme dans les causes soutenues et leur relation à des commanditaires. Des collectifs de graphistes se constituent, expérimentant un mode de travail où l’individu s’efface derrière la signature commune : Grapus en 1970, Wild Plakken en 1977, Zanzibar’t en 1987. Le collectif See Red Women est le seul composé de femmes, dans un univers créatif encore dominé par les hommes.
Qu’ils travaillent seuls ou en groupes, les graphistes veillent à se reconnaître dans les commandes qu’ils acceptent, émanant d’institutions publiques, de partis, de syndicats, ou d’associations.
Leurs créations touchent alors à un vaste domaine, allant du politique aux questions de société, avec une part grandissante pour la culture, dans le contexte des années 1980 et le développement des politiques culturelles.
Pour la paix dans le monde
Les mouvements pour la paix dans le monde, nés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans le sillage de l’ONU, prennent une nouvelle ampleur avec la guerre du Vietnam et la multiplication de conflits armés dans le monde. Aux États-Unis, le mouvement hippie adopte la cause du pacifisme avec le slogan Peace and Love et reprend le symbole universel de la paix, initialement conçu par Gerald Holtom pour le mouvement en faveur du désarmement nucléaire en Grande-Bretagne.
Les affichistes utilisent, détournent ou modernisent les symboles classiques de la paix pour des commandes d’ONG, comme Amnesty International ou des évènements. Des mains et des bras se dressent ou se serrent pour signifier tour à tour la paix, la solidarité ou le stigmate du racisme. La colombe de la paix, muselée chez John Heartfield ou encagée chez Klaus Staeck, devient capable de marcher chez Seymour Chwast. Le collectif Grapus s’inspire de Picasso et sa célèbre colombe dessinée en 1949 pour le Congrès mondial des artisans de la paix et le PCF.
Aux urnes !
Militants ou sympathisants, les graphistes construisent souvent avec leurs commanditaires politiques des relations au long cours : Claude Baillargeon avec le PS, Les Grapus avec la CGT, Alain Le Quernec avec Bernard Poignant et la fédération du Finistère du PS, Wild Plakken avec le parti communiste néerlandais ou Gunter Rambow avec les Verts allemands. Revendiquant leur indépendance, ils affirment leur volonté de reformuler la commande pour mieux l’interpréter – quitte, parfois, à voir leur proposition initiale refusée.
Les années 1970 et 1980 sont deux décennies d’intenses productions, dans un contexte où partis politiques et syndicats s’inscrivent dans une dynamique de conquête du pouvoir et de renouvellement de leur image. À l’échelle de l’Europe, la social- démocratie s’affirme un peu partout. En France, le programme commun de la gauche, signé en 1972 se met en place.
Ces commanditaires s’accordent alors la liberté de tenter des formes nouvelles pour incarner des idées en construction. Un nouvel espace de création s’ouvre pour les propositions innovantes de jeunes graphistes.
Faire société
Les affiches ne traitent pas seulement des questions politiques ou des campagnes électorales, elles abordent également les questions sociales telles que le logement, le chômage ou la place des femmes dans la société.
Souvent créées dans le cadre de campagnes thématiques, ces affiches révèlent des thèmes émergeants, transcendant les frontières européennes : en 1980, Wild Plakken met la lutte contre l’homophobie au cœur d’une affiche ; en 1982, il réitère avec l’égalité entre les sexes. Les See Red Women, collectif composé de six femmes anglaises, plaident la cause des femmes dans la société, de la vie domestique à l’égalité de rémunération.
En Bretagne, deux graphistes, Alain Le Quernec et Fañch Le Henaff s’engagent pour des causes sociétales, environnementales et sociales. L’onde de choc de la marée noire de l’Amoco Cadiz en 1978 est suivie par l’engagement contre la centrale nucléaire de Plogoff et un fort mouvement antinucléaire, initié avec le comité de défense créé en 1976.
Le Musée de Bretagne conserve dans ses collections de nombreuses affiches politiques, notamment de Fañch Le Henaff et Alain Le Quernec. En 2019, il a acquis par un don, un ensemble de 214 affiches de l’Union démocratique bretonne (UDB), parti politique engagé à gauche, créé en 1964.
Le monde de la culture
L’affiche culturelle a toujours été un domaine de prédilection de la création artistique. Avec l’arrivée de Jack Lang au ministère de la Culture, en 1981, la production d’affiches culturelles se développe fortement sur le territoire.
Les structures culturelles sont des partenaires privilégiés pour les graphistes qui souhaitent donner une dimension politique à leur travail, au sens non partisan du terme. Ces commandes institutionnelles sont aussi le moyen pour eux de garder une liberté de création pour des projets plus personnels ou militants. Les institutions nationales, créées dans les années 1970 et 1980 travaillent alors largement avec des graphistes, dans une relation de fidélité : le centre de création industrielle avec le collectif Grapus, le centre Pompidou avec Jean Widmer… Les théâtres et compagnies, rejoignant la tradition éprouvée en Pologne, deviennent aussi de fidèles commanditaires.
En Bretagne, MJC, festivals, musées font régulièrement appel aux affichistes bretons, qui expriment dans leur création leur manière de voir la culture bretonne ou la culture en Bretagne. Les affiches fleurent bon l’humour, l’ironie ou le détournement tout en posant les enjeux de la reconnaissance des cultures minorisées ou de leur ancrage dans la modernité.
Les années 1980 marquent un tournant pour la création d’affiches. Le monde politique se tourne de plus en plus vers des agences de communication, marquant un intérêt croissant pour les techniques publicitaires. Tandis que la commande politique tend à disparaître, la commande culturelle, moins répandue qu’elle ne l’était au début de la période, continue d’être portée surtout par les associations et les structures indépendantes.
Toutefois, l’avenir n’est pas sans crainte et de nombreux graphistes se mobilisent pour maintenir les conditions d’un partenariat équilibré entre l’affichiste et le commanditaire, dans une relation d’auteur et non de prestataire, d’interprète et non de simple exécutant. Quant à l’affiche, son statut change aussi : elle se donne moins à voir dans l’espace public, elle gagne les cimaises des musées et devient une œuvre d’art autant qu’un document-témoin de son temps.
En collaboration avec La Vingt-Cinquième heure, salle de cinéma virtuelle, le musée de Bretagne propose la diffusion du documentaire Plogoff, des pierres contre des fusils, le 17 décembre 2020. Gratuit. (Réservez ici)
Du 15 décembre 2020 au 16 juin 2021. Le graphisme engagé de 1970 à 1990 au Musée de Bretagne.
Les Champs Libres
10, cours des Alliés – 35000 RENNES
Téléphone : 0223406600
Accès
Métro : stations Gares, Charles de Gaulle
Bus : arrêts Champs Libres/Magenta, Colombier, Gares Gare SNCF et gare routière à 100 m
Parking : Charles de Gaulle
Horaires d’ouverture
Du mardi au vendredi de 12h à 19h Samedi et dimanche de 14h à 19h Fermeture le lundi et les jours fériés Vacances d’été : à partir de 13h du mardi au vendredi
Photographies : Emmanuelle Volage.