Le monde de l’art contemporain est en deuil. L’artiste française Vera Molnar est décédée le 7 décembre 2023, à l’âge de 99 ans. A l’automne 2021, le Musée des Beaux-Arts de Rennes lui avait consacré une importante exposition monographique dont le titre résumait bien sa carrière, Vera Molnar. Pas froid aux yeux. L’intelligence esthétique mâtinée d’humour d’une des grandes figures de l’art concret, pionnière de l’introduction du hasard et de l’ordinateur dans l’art, s’affichait sur les murs de l’institution rennaise dans une talentueuse rétrospective.
Pas froid aux yeux : ce titre, lancé à la cantonade comme un défi au temps et à la vie, est celui que Vera Molnar, l’année de ses 97 ans, a choisi pour nommer les deux expositions qu’elle présente successivement à l’Espace de l’Art Concret de Mouans-Sartoux et au musée des beaux-arts de Rennes.
Vera Molnar à Rennes
Cette exposition s’inscrit dans une volonté de la part du Musée des beaux-arts de Rennes de valoriser les artistes femmes. On peut rappeler à cette occasion, l’exposition Les créatrices, présentée en 2019 par le musée. Elle présentait l’émancipation des femmes par l’art à travers une pluralité d’œuvres et d’influences. C’est dans cette perspective que l’exposition sur Vera Molnar souhaite se positionner, en célébrant l’une des grandes figures contemporaines de l’art et de l’art concret. Une artiste pionnière à la créativité exceptionnelle que le musée des beaux-arts de Rennes propose de redécouvrir. Elle fait partie des artistes représentées par la Galerie Oniris de Rennes, depuis 1995, qui a d’ailleurs prêté pour l’occasion un grand nombre d’œuvres.
La dernière interrogation soulevée quant à la présence de Vera Molnar entre les murs de cette institution fait allusion à la mise en place d’une exposition dans une institution à l’identité propre. En d’autres termes, comment cette exposition contemporaine trouve sa place au sein d’un musée des beaux-arts ? La réponse se trouve dans l’histoire du musée des beaux-arts de Rennes qui puise sa légitimité à exposer une artiste telle que Vera Molnar dans ses engagements auprès de l’art contemporain. Il faut souligner que la collection d’art contemporain du musée, très importante, est aussi est très marquée par cette histoire de l’abstraction. C’est à partir de là que s’est créé le lien avec l’Espace de l’art concret de Mouans-Sartoux.
Ce projet d’exposition est une première collaboration entre ces deux institutions culturelles françaises qui ont comme point commun une vraie spécialité dans le domaine de l’art abstrait après 1945 et de l’art concret en particulier.
Enfin, il ne faut pas oublier l’attachement porté par Vera Molnar pour la ville de Rennes, qu’elle dit être sa « troisième » ville après Budapest, dont elle est originaire, et Paris, où elle s’installe dès 1947. À Rennes, elle expose à la Maison de la culture (actuel TBN) dès 1981 et de nouveau à l’occasion du Festival des arts électroniques en 1986 et 1988. Elle se souvient y avoir tenu un stand où elle produisait du chef d’œuvre, produit avec un ordinateur, « à la chaine », distribué gratuitement aux visiteurs. Peut-être certaines de ces feuilles se trouvent-elles encore dans quelques collections rennaises ? Pour Jean-Roch Bouillet, directeur du Musée des beaux-arts de Rennes, le suspens est à son comble. Cette exposition sera peut-être l’occasion de faire surgir de nouveaux chefs d’œuvres inconnus de l’artiste…
Une artiste aux visages multiples
Née en Hongrie en 1924, installée en France depuis plus de 70 ans, Vera Molnar est une figure majeure de la peinture française contemporaine et de l’abstraction géométrique, dans laquelle elle s’inscrit depuis la fin des années 1940 tout en frayant librement entre art concret, art construit et art conceptuel. Ce sont les visages multiples de l’artiste que la présente exposition voudrait présenter, selon un parcours muséographique chronologique.
Dans les années 1950, à Paris, la peintre fréquente les artistes de l’avant-garde parisienne comme Auguste Herbin, Jesús Rafael Soto, Georges Vantongerloo ou encore Sonia Delaunay.
La première salle de l’exposition rappelle ce premier attachement de l’artiste pour la représentation figurative, notamment à travers la série « Les Vénus », réalisée entre 1947 et 1948. Cette série de peintures, croquis, dessins vont être aussi pour l’artiste le tremplin vers la construction géométrique et l’abstraction. C’est notamment l’aspect cubique des Vénus qui l’avait séduite. « Le cubisme m’a beaucoup aidé, pour cette transition. Car le cubisme est une peinture figurative. (…) Pour les « Vénus » c’est l’aspect cubique qui m’a séduite. (…) Je suis allée à la recherche de quelque chose qui correspondait à ce que j’avais dans la tête. Finalement, la nature s’en est allée, et la géométrie est restée », a-t-elle confié dans l’entretien présent dans le catalogue d’exposition.
En 1957, elle lie une amitié profonde, et déterminante pour elle, avec François Morellet. Trois ans plus tard, c’est à Max Bill qu’elle doit sa première exposition de groupe en 1960 à Zurich.
La machine imaginaire
Vera Molnar est fascinée par un art fait de mathématique et de géométrie, soit un art mesurable, quantifiable, contrôlable, qui la rapproche fondamentalement des principes de l’art concret. L’artiste a pourtant su déjouer rapidement les carcans d’une abstraction trop rigoureuse et systématique. Avant que l’ordinateur n’apparaisse, entre 1960 et 1969, elle invente une méthode expérimentale bien singulière : « la machine imaginaire », une sorte d’ordinateur… sans ordinateur. Elle décide non pas de « devenir une machine », mais de travailler « comme si » elle le faisait à l’aide d’une machine. Elle travaille donc selon une écriture de programmes simples et élabore des séries de transformations de formes selon des directives précises. L’idée est de limiter le champs et les possibilités avec la fixation de contraintes.
Grâce à cette machine imaginaire, elle développe l’utilisation du hasard et introduit « 1 % de désordre » dans son travail le libérant ainsi de toute forme d’enfermement. Pionnière dans le domaine des arts numériques, Vera Molnar conjugue séries et combinatoires. À l’aide de règles simples, les motifs sériés se répètent, se décalent, s’altèrent. Lignes, formes, courbes, entrelacs, couleurs se déploient ainsi à l’infini, sur de multiples supports.
Depuis ses travaux réalisés avec sa machine, puis ceux réalisés avec l’ordinateur des laboratoires Bull à Paris jusqu’aux dernières œuvres dans lesquelles s’établit un véritable jeu de reconstruction entre l’ordinateur et l’artiste, l’exposition Pas froid aux yeux met en avant cette relation étroite qu’entretient Vera Molnar avec l’ordinateur par laquelle elle ne cesse d’interroger le « voir » et le rôle fondamental du regard de l’artiste qui trie, sélectionne, tranche.
Ainsi, c’est bien le rôle précurseur joué par l’artiste dans l’apparition et le développement de l’art informatique qui est mis en perspective dans le parcours de l’exposition. Proche de Pierre Barbaud, membre du groupe « Art et Informatique » à l’Institut esthétique des sciences de l’art à Paris, co-créatrice du « Molnart », un des premiers programmes de génération d’images, Vera Molnar place depuis 1968 l’ordinateur au centre de sa création. La vitesse et l’exhaustivité permises par la puissance de calcul de la machine font naître d’infimes et infinies variations, comme autant de réflexions sur la complexité et la variabilité de la perception.
L’Histoire de l’art au prisme de la machine
L’été en 1977, Vera Molnar se trouve dans son pays natal, en Hongrie, et a la vision d’une meule de foin traditionnelle, un demi-cercle dans le paysage, une forme parfaite qui va servir de point de départ à une longue maturation autour de cette même forme, très présente dans l’art de Claude Monet.
Une œuvre aussi très marquante est son Hommage à Monet, datant de 1981, une référence très claire à Impression, soleil levant, de Claude Monet, réalisée un siècle avant, en 1872. Vera Molnar réalise une série de douze œuvres, à travers un calcul de lignes et de formes travaillés de façon régulière, en rendant hommage au peintre impressionniste. La répétition et le dessin à l’ordinateur conduisent à la production de quelque chose chaque fois différent avec toujours la même utilisation de lignes et de segments épais. Encore une fois la question de la lumière est calculée à travers cette forme rouge qui va intervenir et arriver, chaque fois, selon des calculs et des pourcentages, permettant à l’artiste de toujours produire une image très différente.
Le motif de la Sainte-Victoire, cette muse des peintres du XIXe siècle, va également inspirer une longue série de réflexions et d’œuvres de Vera Molnar dans les années 80. Elle commence en regarder ce tableaux de la montagne Sainte-Victoire de Cézanne comme une série qui l’intéresse particulièrement pour son motif. Les dessins qu’elle va réaliser à partir de ces peintures lui seront volés et l’anecdote raconte que l’artiste sera longtemps fâchée contre la Sainte-Victoire. C’est la raison pour laquelle elle cessera de travailler autour ce thème pendant des années.
Lorsqu’elle aura enfin l’occasion d’être face à ce paysage mythique, lors d’un voyage à Aix-en-Provence, elle va être interpellée dans sa contemplation par la lecture d’une courbe mathématique. En effet, elle voit à travers la montagne, la présence de la courbe de Gauss qui peut varier en fonction des données numériques qu’on lui donne. À partir de cette rencontre entre la série de Sainte-Victoire de Cézanne, le paysage qu’elle aura l’occasion de voir en vrai et cette référence mathématique à la courbe de Gauss, elle reprend son travail en lui donnant différentes formes et en travaillant de différentes manières. L’artiste réalise entre autres, en 2019, une acrylique sur toile, une peinture dite « classique », mais dont le résultat provient d’un travail de collage réalisé avec des carrés de couleurs qui viennent se superposer et jouer avec leurs différents tonalités .
Une autre série plus ancienne, réalisée entre 1989 et 1996, illustre ce travail de recherche effectuée autour du motif cher à Cézanne, une recherche débutée autour de la ligne. Cette série d’encre sur papier atteste de l’attention longtemps portée par Vera Molna à la Sainte Victoire.
« Je ne sais pas ce qui était le plus dur à vivre. L’ignorance totale ou le rejet total. Mais enfin, j’ai survécu grâce à » mon triste sort » de femme au foyer : entre deux vaisselles, on a toujours du temps pour faire des carrés. »
Plus qu’une des plus grandes figures de la peinture contemporaine, Vera Molnar est l’une des plus grandes figures de femmes artistes contemporaines. Femme qui s’est battue pour devenir l’artiste reconnue qu’elle est aujourd’hui.
Une reconnaissance qu’elle connait enfin aujourd’hui et que célèbre l’exposition rétrospective Pas froid aux yeux. La richesse des œuvres présentées procède d’une politique d’acquisitions mise en place depuis les années 80, et des généreux dons de l’artiste prodigués au musée depuis plusieurs années. Il faut aussi mentionner la part importante prise par les dépôts. Autant d’apports qui confèrent à cette exposition une richesse documentaire et biographique qui donne au visiteur l’envie de venir et revenir explorer cette opulence artistique donnée à voir le temps de quelques mois.
Une exposition à découvrir et redécouvrir avec plaisir du 9 octobre 2021 au 2 janvier 2022.
Publication
À l’occasion de l’exposition à l’Espace de l’art concret et au Musée des beaux-arts de Rennes, un catalogue est édité par Bernard Chauveau Édition, Paris. Les auteurs sont Vera Molnar, Fabienne Grasser-Fulchéri, Jean-Roch Bouiller, Vincent Baby et Francesca Franco. Il comporte 112 pages, 100 reproductions en quadrichromie et son prix de vente public est de 19,00€
Informations pratiques
Musée des beaux-arts, 20 quai Émile Zola 35000 Rennes Tel. : 02 23 62 17 45
Contact : 02 23 62 17 45 / museebeauxarts@ville-rennes.fr / mba.rennes.fr
Horaires d’ouverture
Du mardi au vendredi : 10h – 17h Samedi et dimanche : 10h – 18h Fermé le lundi et les jours fériés Tarifs
Collection permanente : gratuit
Exposition temporaire : plein tarif 4€ tarif réduit 2€
Réservations
Réservation pour les groupes à partir de 10 personnes et pour les groupes scolaires : 02 23 62 17 41 ou mba-reservations@ville-rennes.fr lundi : 8h30 – 12h mardi : 13h45 -16h15 mercredi : 8h30 -12h jeudi : 8h30 -12h + 14h30 -16h15 vendredi : 8h30 -12h + 13h45 -16h15
Accès
Métro A arrêt République Bus arrêt « Musée beaux-arts » : C4, C6, 40ex, 50, 64, 67, N Bus arrêt « Lycée Zola » : 12 Vélo STAR : station avenue Janvier Places pour vélo devant le musée Stationnement réservé aux personnes en situation de handicap, rue Léonard de Vinci > Le musée est accessible aux personnes à mobilité réduite. Rampe d’accès, ascenseur et bancs sont à votre disposition. Des cannes-sièges sont prêtées sur simple demande à l’accueil pour les visites commentées.