Si vous êtes passé devant l’affiche de l’expo Bretonnes (de Charles Fréger), vous n’avez pas oublié ce profil conquérant et l’air vraiment pas commode de la femme en tenue traditionnelle, scrutant l’horizon au milieu d’un champ d’herbes folles. Étrange et pénétrant…
On apprend sur le cartel que cette demoiselle en « jobeline » porte un ensemble de cérémonie du « pays des moutons blancs ». Ce n’est pas le moindre intérêt du travail de Charles Fréger de nous dévoiler des pays bretons inconnus. Passe pour Pourlet, Poher, ou Bigouden, mais quid des régions Poudouvre, Dardoup ou Chelguen ?
La valeur première de cette oeuvre est la manière de mettre en scène les costumes et les coiffes, tout droit sortis de collections privées et de musées. Il était bien sûr hors de question d’adopter des poses façon cartes postales pour touristes des années 60. S’il renouvelle le genre, en interposant un filtre entre le premier plan et le fond, Fréger ne s’en inscrit pas moins dans une lignée d’artistes sensibles aux insaisissables Bretonnes, de Gauguin à Mathurin Méheut, en passant par Émile Bernard ou Paul Sérusier… La toile tendue derrière les personnes posant est un procédé utilisé notamment (et magnifiquement) par Yann Artus-Bertrand en Asie Centrale.
Au-delà de la théâtralisation, le procédé induit ici une sacralisation du sujet, en l’occurrence de la femme. On pense à cet extraordinaire Vierge à l’enfant peinte par Lévy-Dhurmer (musée des beaux-arts, Quimper). Le paysage qui apparaît en filigrane permet parfois d’identifier le lieu d’origine du costume mis à l’honneur : plage, marais salant, moulin à vent ; parfois il comporte des figurants, en costume également. « Dès l’origine du projet, raconte Charles Fréger, j’ai pensé à l’écran afin de me focaliser sur le costume au premier plan et d’obtenir un rendu assez doux, presque du pastel, entre le fond et la coiffe. C’est à double tranchant : ça neutralise, mais ça permet de créer un territoire sur place, et donc de faire abstraction ».
Il arrive aux Bretonnes de Fréger d’abandonner la pose hiératique pour entrer dans la danse (dans Marmotte et Tintaman), comme dans les tableaux peints par Jean-Julien Lemordant. Ou pour pleurer, comme cette femme des environs de Chateauneuf-du-Faou. Est-ce parce que Mickey lui a piqué ses grandes oreilles ?
Côté couleurs, si la palette s’enhardit parfois (magnifique rose fuchsia d’un ensemble de Saint-Pol-de-Léon, somptueux bleu ciel d’une tenue de citadine de Saint-Brieuc, rouge flamboyant de la tenue de mariage de Ploaré…) on constate qu’à l’instar du Portugal, le noir est couleur en Bretagne. Chatoyant dans la tenue de paludière, délicat dans les ensembles de travail du pays de Lorient ou de Saint-Malo, il se fait profond dans le costume de l’île de Sein – et on se rappelle qu’il « habille la vie des femmes du pays » dans Marie-Jeanne Gabrielle, la mythique chanson de Louis Capart. C’est peut-être là où le travail de Fréger dégage le plus de puissance, quand il limite sa palette au noir ou au blanc. On ne s’étonnera donc pas que la coiffe du pays Dardoup, dont le blanc éclatant souligne les lignes graphiques, ait été choisie pour la couverture du (très) bel ouvrage édité par Actes Sud. Yann Guesdon, collectionneur ethnologue, y rappelle qu’à « l’origine, la coiffe remplit deux fonctions essentielles: d’une part, elle sert à protéger la tête des intempéries, que ce soit du vent, de la pluie ou des ardeurs du soleil ; d’autre part, elle cache volontairement la chevelure pour ne pas attirer la convoitise des hommes et respecter ainsi l’ordre moral imposé par la religion ». Comme quoi il y a une alternative au niqab pour respecter l’ordre moral!
Expositions :
– Musée de Bretagne (Rennes Métropole) du 6 juin au 30 août. Ateliers « coiffe » pour les enfants à partir de 6 ans, animées par le Cercle celtique rennais. Réservation au 02 23 40 66 00
– Musée d’art et d’histoire de Saint-Brieuc, du 6 juin au 27 septembre 2015.
– Centre d’art Gwin Zegal, à Guingamp, du 6 juin au 27 septembre 2015.
– Musée Bigouden, Pont-l’Abbé, du 6 juin au 31 octobre 2015
Un workshop, atelier autour de la création d’une coiffe contemporaine, sera proposé au mois de septembre. Cet atelier fera appel à plusieurs intervenants exceptionnels tels Maurizio Galante, créateur haute couture et Charles Fréger et s’adressera au public des membres des cercles celtiques de toute la Bretagne. Il est soutenu par la Fondation Hermès.
Qui est Charles Fréger ?
Né en 1975, diplômé de l’École des beaux-arts de Rouen, il vit en Normandie. Depuis le début des années 2000, il travaille à travers le monde sur des séries de portraits au sein de groupes, tous engagés dans une démarche d’appartenance à un collectif: écoliers, sportifs, légionnaires, majorettes … et aujourd’hui cercles celtiques de Bretagne. Son travail a été exposé au Mac/Val du 23 février au 30 juin 2013 dans l’exposition monographique « Wilder Mann ». Y était présentée une série de portraits, autour de la figure emblématique de « l’homme sauvage », issus de toute l’Europe (19 pays traversés, de l’Autriche à la Finlande). Le musée Nicéphore Niepce de Chalon-sur- Saône a également présenté du 15 juin au 15 septembre 2013, une rétrospective de son œuvre sous le titre « Uniforme(s) ». Il a publié une vingtaine d’ouvrages, parmi lesquels Légionnaires, portraits photographiques et uniformes aux éditions Le Château, Palio aux éditions Palazzo Massari, et Wilder Mann aux éditions Thames & Hudson.
Photographies de Charles Fréger Bretonnes, Nouvelles de Marie Darrieussecq, Commentaires de Yann Guesdon, Editions Actes Sud.
Parution : juin 2015, 22,5 x 19 cm – relié 264 pages – 153 photographies en couleurs. 35 euros