Exposition DANSE-GUERRE Musée de la danse de Rennes
« Danse et guerre. Quels liens établir entre ces deux “disciplines de corps”, une visant à tuer, l’autre à “digérer des gestes présents, passés, futurs” ? Le Musée de la danse a confié ce sujet de recherche à deux commissaires et théoriciens, Bojana Cvejić et Cosmin Costinaş, afin d’esquisser “un lieu où l’espace mental et l’espace concret dialoguent furieusement”. »
Le cinéaste étasunien Samuel Fuller, vétéran du débarquement en Normandie, imaginait que ses films sur la guerre soient, lors des projections, accompagnés de tirs à balle réelle dirigés vers le public afin que le spectateur saisisse avec plus d’acuité et de réalisme les sensations d’un soldat au cœur de la bataille[1].
L’exposition au Musée de la danse ne propose pas semblable « interactivité ». Le Musée se transforme au contraire en abri. La fonction de l’abri est de maintenir la tension à l’extérieur selon l’artiste protéiforme libanais Rabih Mroué, invité par le commissaire Cosmin Costinaş. C’est une zone obscure et fœtale, un peu claustrophobique où l’écho menaçant de la guerre parvient assourdi par les murs. Plusieurs installations vidéo émettent ainsi des sons mats, dilatés, aux fréquences basses – vibrations aux effets ambivalents, susceptibles de stresser ou d’engourdir.
Par le prisme de la vidéo, le corps devient lui-même champ de bataille. En effet, le grain de l’image expose sa matérialité, sa peau mutilée de moirages et larsens divers et les flocons de neige parasite qui trouent l’écran font entrevoir son squelette, misérable trame orthogonale de pixels. Il semble que la danse et l’art vidéo aient parties liées depuis bien longtemps ; la caméra vidéo rendue indispensable pour conserver trace des mouvements dansés et les connexions entre danse contemporaine et cinéma (dit) expérimental ont favorisé les rapprochements. Pourtant, à bien des égards, ce mariage peut paraître contre-nature : rien de moins vivant, de moins dynamique que l’image vidéo, avec sa captation binaire et clinique du réel, son esthétique impure au grain sale et ses déformations anamorphiques[2].
Ainsi, dans le contexte de cette exposition DANSE-GUERRE, l’on voit aussi se confronter vidéo et danse : la danse – danse dans son acceptation la plus large : danse codifiée, celle d’un défilé militaire ; danse improvisée inspirée des arts martiaux ; danse réflexe comme la posture typique de repli d’un corps lors d’un bombardement – exprime une pulsion vitale alors même qu’elle subit l’assaut de pixels récalcitrants qui délitent sa structure même.
Dans l’installation messages to bricklane (parade ground) de Franck Leibovici, ce ne sont pas des « bruits » à l’intérieur de la vidéo qui parasitent la monstration du geste, mais les mailles d’un filet de camouflage qui viennent recouvrir l’écran, comme pour atténuer l’aura agressive d’images d’un entrainement militaire.
Corps formés pointe aussi cette tension entre vie organique et froide technicité. Par une série de diagrammes figurant des mouvements collectifs de danses classiques et de défilés militaires, Noé Soulier montre comment s’opère la réification des corps par une soumission des mouvements à une stricte normalisation géométrique, réduite à des segments de droites et arcs de cercle.
4 centuries are but a part of yesterday de Rabih Mroué
Danse ou non-danse ? Présenté en clôture de la saison 2012-13 du Musée de la danse, Le Cabaret discrépant d’Olivia Grandville – inspiré des expériences du mouvement lettriste, qui ambitionnait d’étendre les possibilités de l’expression dansée – a presque réussi à nous convaincre qu’il était finalement naturel d’inclure l’émission des secrétions les plus intimes dans le champ de la danse[3]. De là à y inclure le mouvement brownien, tel qu’il apparaît dans l’image parasite de six écrans de télé mis en veille suite à des interruptions de programme lors de « moments clés de la guerre civile libanaise », il n’y a qu’un pas, que nous ne souhaitons pas franchir. Pourtant – rétorquerez-vous – précédemment dans votre article sur Levée des conflits, vous aviez suggéré l’idée que cette chorégraphie exprimait une forme d’auto-organisation fractale[4] ; hors le mouvement brownien est aussi de nature fractale[5]. C’est juste, mais le mouvement brownien d’un téléviseur n’est pas une production du corps humain !
Discipline and punishment / Surveiller et punir de Rabih Mroué et Sarmad Louis
Malgré un titre en hommage à Foucault – sur-référence facultative – une des vidéos de la série Between two battles disposée dans le hall d’accueil du musée, d’une efficacité redoutable, emporte cette fois notre conviction. On y voit une main droite plaquée dans un appareillage de bois ou différentes pièces maintiennent les doigts écartés. L’artefact de bois, aussi étrange que familier, pourrait figurer un élément d’un jeu, une pièce d’ébénisterie, quelque instrument de mesure, etc., mais dans le contexte de l’exposition, il inspire méfiance, on ne peut s’empêcher d’imaginer une scène de torture ; et l’on craint qu’un clou, un marteau, ou des fils électriques ne fassent irruption dans l’écran. Finalement, c’est tout simplement la main gauche qui intervient pour manipuler et torde le pouce droit. Précisons aussi que la main droite n’est maintenue par aucune bride, et a priori libre de toute contrainte, elle pourrait facilement s’extraire du dispositif. Ainsi, nous avons affaire à un simulacre d’agression formulé en une pantomime élémentaire, mais très suggestive, et cette fois-ci, il convient de l’admettre, il est bien question de danse – et de guerre !
A dancing body offers legitimacy to the state de Shir Hacham et Ido Feder
Ce texte décrit comment la recherche d’une forme de danse inédite, affranchie des folklores des diasporas et autres atavismes culturels, a participé, dans un esprit de nationalisme guerrier, à l’instauration d’un idéal de juif nouveau dans l’utopie israélienne : « various dance makers, who had immigrated to Palestine due to the Zionist call, were artistically and intellectually curious about the ability of dance to constitute a “true” or an “authentic” body for the Israel to be » [6]. L’article peut passionner celui qui s’intéresse à l’histoire des danses d’avant-garde tandis que l’amateur de bande dessinée en tirera aussi grand bénéfice et fera le parallèle avec la genèse des superhéros aux États-Unis à la fin des années 30. En effet, alors même que germait, de l’autre côté de l’Atlantique, le concept d’un État d’Israël, de jeunes créateurs de bande dessinée Américains d’origine juive imaginaient un surhomme moderne, lutteur-acrobate au corps parfait, personnage imaginaire certes, mais qui servit d’arme de propagande contre l’idéologie nazie[7].
Watch out for gorillas in your midst ! / Faites attention aux gorilles parmi vous ! de Marta Popivoda et Ana Vujanović
Le titre de cette installation audiovisuelle en trois volets fait référence au phénomène de cécité d’attention exemplifié par le film-test bien connu où le spectateur doit compter le nombre de passes d’un ballon de basket. Son attention, uniquement focalisée sur le parcours du ballon, reste captive et il ne réalise pas qu’un homme déguisé en gorille a traversé plusieurs fois le terrain de jeu.
Les deux artistes serbes – qui se présentent avant tout comme yougoslaves – proposent « un travail d’investigation sur un évènement très controversé mais peu connu de la fin de la période yougoslave : le slet (gymnastique de masse) de la Fête de la jeunesse de 1987. Les slets, spectacles officiels majeurs dans l’ex-Yougoslavie, avaient pour fonction de promouvoir et de rappeler les idéaux révolutionnaires du pays socialiste. » D’abord, un petit écran fait voir des extraits du journal télévisé à l’approche de la fête. De jeunes hommes et femmes se pressent à l’extérieur du stade, comme pour un grand concert de rock. Ont-ils réussi à avoir des billets ? Ont-ils été pistonnés pour les obtenir? comptent-ils veiller toute la nuit ? Le contenu idéologique de la fête paraît bien peu présent à l’esprit des jeunes désœuvrés, a priori absolument semblables à ceux de l’Europe plus occidentale, et qui aspirent avant tout à un moment de loisir et d’émulation collective. Certes, l’un d’entre eux fait référence au symbole du Témoin (de relais), trophée translucide censé lier les générations les unes aux autres, mais sans le moindre enthousiasme, avec des propos trop convenus, de pure convention.
Sur le grand écran apparait un stade bondé, un hymne résonne « la liberté n’est pas tombée du ciel » alors que sur le gazon des jeunes hommes et jeunes femmes aux uniformes monochromes s’agglutinent en groupes pour former des dessins géométriques éphémères, au symbolisme vague. Dans les premiers tableaux, les masses d’humains élaborent des structures stables alors que le commentaire off télévisuel évoque l’unité du peuple yougoslave. Plus tard, les groupes se scindent en petites unités, avec chacune sa couleur et sa danse folklorique tandis que le commentaire off, hésitant, au ton très ambivalent – démoralisé ? cynique ? subversif ? – prend note de l’éparpillement, semble regretter l’unité disparue et invite le peuple à la reconquérir. Les visages montrés dans le public sont hagards, apathiques. Le profil de Slobodan Milošević surgit soudain dans un gradin[8]. La disco-pop teintée de musique martiale évoque les rythmes indus du groupe iconoclaste slovène Laibach tandis que les chorégraphies kitch pourraient tout à fait agrémenter un clip des Pet Shop Boys. Cette cérémonie de masse prêterait à sourire si l’atmosphère n’était si oppressante et si la fête ne présageait – comme dans les premières scènes d’un film catastrophe où tout est supposé encore « normal » alors que rien ne l’est déjà plus – la débâcle, le chaos et la guerre.
À l’issue de cette seconde projection, en guise de conclusion, un commentaire audio évoque les limitations de notre attention et de notre mémoire et nous met en garde sur notre propension à la distraction.
Après coup, une interrogation demeure, elle fait aussi la richesse et l’ambiguïté d’une œuvre qui invite le spectateur à déconstruire le flux médiatique. Dans quelle mesure le matériau de base – à savoir les captations télévisuelles de la manifestation, à l’intérieur du stade comme à l’extérieur – a-t-il été manipulé, altéré, dénaturé par les deux artistes ? Quels choix ont pu être privilégiés au moment du montage ? Quid du mixage sonore ?
L’exposition offre en outre deux documentaires de Bojana Cvejić et Lennart Laberenz : War, d’Yvonne Rainer et « …in a non-wimpy way » / « … sans pleurnicher » accompagnés de documents d’archives. Ces films décrivent l’expérience de ceux pour qui la danse fut une arme de révolte et de revendication dans le contexte de la contre-culture américaine au tournant des années 70 (et qui conservent une saine colère encore aujourd’hui !). Pour la commissaire Bojana Cvejić « ce qu’elle ne pouvait pas faire politiquement, la danse l’a déplacé, compensé, réprimé ou reconfiguré dans une forme mettant en exergue la contradiction entre l’expression esthétique et le contexte politique immédiat ». Pour définir les actions successives des danseurs dans sa performance de groupe pour 31 personnes, War, Yvonne Rainer a subverti le vocabulaire de la stratégie militaire. Ainsi dans ces notes, on trouve nombre d’énumérations, que l’on peut lire comme des micros-poèmes, qui vont ensuite servir de support à l’élaboration des mouvements dansés : « conquer, ward off, call a halt, advance, withdraw, flee, decimate, founder, crush, overtake, slip away, reinforce, capitulate, resist, occupy, kill & split (accelerated pacification) » [9].
Steve Paxton, vers l’époque où il crée Magnesium (1972), introduit, quant à lui, la pratique de l’aïkido dans la danse qui change alors de vocation car « l’art n’est plus le moteur, mais la survie ». Si la notion de combat est assumée, pleinement intégrée à la démarche du chorégraphe, en revanche dans sa discipline, le contact-improvisation, gagner signifie préserver l’intégrité des deux adversaires !
DANSE-GUERRE
œuvres inédites de : Shir Hacham & Ido Feder, Lennart Laberenz & Bojana Cvejić (avec Steve Paxton, Yvonne Rainer et Pat Catterson), Franck Leibovici, Rabih Mroué, Marta Popivoda & Ana Vujanović, Noé Soulier
Exposition au Musée de la danse [partenaire d’Unidivers Mag]
38, rue Saint-Melaine, Rennes
Du 20 septembre au 24 octobre 2013
+ d’infos
[1] Propos tenus dans le documentaire Cinéastes de notre temps, Samuel Fuller – Samuel Fuller, independant filmaker de André S Labarthe (1967). Référence à vérifier.
[2] Certes la technologie numérique employée aujourd’hui est bien éloignée du tout analogique de la vidéo d’antan, mais l’art vidéo recycle volontiers des images d’archives anciennes qui ont prématurément vieilli, et surtout l’art vidéo le plus contemporain reste, d’un point de vue stylistique, le produit de son histoire.
[4] Voir:
[5] « Le mouvement brownien correspond à l’agitation permanente des molécules de matière qui est non seulement brisé et aléatoire, mais fractal ». Voir:
http://www.matierevolution.fr/spip.php?article838
[6] Plusieurs chorégraphes, qui avaient immigré en Palestine suite à l’appel sioniste, étaient curieux, d’un point de vue artistique et intellectuel, de savoir comment la danse pouvait constituer un corps « véritable » et « authentique » dans l’Israël à venir.
[7] Jerry Siegel et Joe Shuster créent Superman en 1938 ; Bob Kane et Bill Finger, Batman en 1939 ; Joe Simon et Jack Kirby, Captain America en 1941.
[8] À l’époque, depuis 1986, Milošević est à la tête du Praesidium du Comité central de la Ligue des communistes de Serbie. Source: Wikipédia
[9] Conquiert, repousse, ordonne une halte, avance, retire-toi, enfuie-toi, décime, coule, écrase, intercepte, esquive, renforce, capitule, résiste, occupe, tue & découpe/divise (pacification accélérée).
Expo DANSE-GUERRE Musée de la danse de Rennes