Le cinématographe ? Industrie de divertissement ? Pure machine à tittytainment (1) ? Outil d’analyse et de contestation sociale ou politique ? Extension de la littérature, pur romantisme ? Et si, radicalement nous en revenions à la source archaïque de sa modernité, à la magie blanche, à « l’opérativité ». C’est la voie mercurielle singulière que nous indique péremptoirement l’exaltant ouvrage de l’impertinent F.J. Ossang.
« Je ne veux être réactionnaire : quand les machines électroniques sont apparues, nous avons sauté dessus pour irradier l’incise des guitares électriques, et produire un son d’alien… Noise ‘n Roll – Kinomatographe – Poésie Bruit d’Atomes… Les guitares électriques sonnent encore – comme l’argentique doit claquer sous le soleil ! » (F.J. Ossang, Mercure Insolent, p. 133)
Des éructations dadas sur une musique aussi froidement électrique que sauvage au cinématographe alchimiquement pur, l’art de F.J. Ossang est tranchant comme la lame d’acier du meilleur sabre japonais. Il se glisse dans toutes les apories de notre culture post-post-moderne. Il en vient, il en est, mais à quelle distance :
J’ai toujours été contre ce monde – tout contre lui, jamais dedans ! Pris dans ses rets, forcé d’intriguer, finasser en ses termes, afin d’échapper – sans le perdre de vue, tant il rôde sa marque, contraint et lâche au prétexte de sa libre évolution… (p.129)
Depuis les glaciales furies punk de son groupe MKB Fraction Provisoire jusqu’à la frénésie du cinéma le plus singulièrement moderne et poétique en passant par l’aventure de l’écrit avec la revue CEE (édité par Christian Bourgois, excusez du peu), Ossang scrute les racines creuses et les cieux blafards de nos mythologies contemporaines. Mercure Insolent en est le condensé ou, plus exactement, le précipité. Journal de bord du poète qui guette l’instant comme le guérillero en embuscade dans une friche désespérante de poussière et accablée des rayons acides d’un soleil nucléaire. Et il faut bien tout le courage du guerrier solitaire pour s’emparer ainsi des mots usés et vouloir à toute force les rendre à leur sens toujours neuf et éclatant, Baudelaire, Daumal, Artaud, Pound, Kerrouac, Burroughs… Ossang est de ce lignage sans généalogie.
A vingt ans, j’ai cru naïvement qu’à l’avenir on écrirait des poèmes et ferait des films au lieu de produire ces gros romans ennuyeux pour plagistes, à présent qu’il n’y a plus de rentiers occupés à peupler de longues et oisives soirées d’hiver. (p.15)
Ossang à au cœur et au corps son époque, la vitesse, le réalisme de là où l’on en est, la création comme déchirure du réel pour accéder au réel, accéder au ciel chauffé à blanc du réel en se glissant dans la balafre qu’on vient de lui infliger. Le cinéma l’a happé comme seul lieu possible d’une poésie incarnée, lieu alchimiquement pur de l’argentique comme matière volcanique à sculpter :
Et de quoi entendons-nous parler ? Kino-Poïèse ! ? Sans savoir pourquoi, le cinéaste est proche du poète – étant à ses antipodes. La poésie se fonde sur une passion déchirée pour sa langue maternelle, cependant que le cinéaste guette des proies solaires et fond sur le monde comme un rapace – les mots n’ayant d’autre vocation que deviner son plan d’attaque avant de pouvoir être escamotés à seule fin d’enchaîner la persistance chasseresse d’un plan photonique à l’autre dans la plus vive équivocité possible… Non ? Je puis me tromper, mais cette antinomie gémellaire du poète et du cinéaste a fixé mes premières ambitions. Et comment faire avancer la question sinon par une réverbération de ma propre expérience… (p.15)
Et c’est bien de cette expérience, de cette implication personnelle extrême que nous allons vivre au fil de la lecture de ce « journal » d’un créateur survolté. Le suivant sous tous les cieux éteints (2) où il passe… Essayant de ne pas le perdre de vue dans le dédale des pensées qui cinglent comme autant de balles d’airain s’extirpant dans une souffle chaud et fumant du canon d’une arme braquée sur les faussetés et les lâchetés d’une machine à produire qui semble vouer à faire, toujours, dans une furie autodestructrice, les plus mauvais choix avec le plus mauvais lexique :
Le Cinéma numérique n’est-il pas avant tout l’oxymore final – la douce apocalypse où les vertus du regard se dissolvent dans l’enregistrement au détriment de l’impression lumineuse – de la gravure ! Bah c’est terminé, ils brament tous. « The show must go on ! » Rien n’est moins sûr… (p.28)
Mais, pour celui-là qui depuis ses débuts a choisi une voie de guerrier, de solitaire égaré et désaxé, de solaire désorbité qui scrute et éructe comme un volcan attend son heure, comment rendre les armes ? Comment, alors qu’il est à la fine pointe de ces paradoxaux qui peuvent démontrer à la France la force unitive de l’intelligence radicale. Oui, on peut sortir du « mouvement » punk, faire un film « muet » avec en bande son Throbbing Gristle (les « inventeurs » du terme musique industrielle) et parfaitement intégrer les œuvres de Pound, d’Artaud, de Gombrowicz dans la filiation d’un Dominique de Roux, lire René Guénon sans génuflexion pour l’ardente exigence d’une métaphysique sans oripeaux, pour la voie sèche d’une alchimie incarnée.
L’exigence est devenue un mot creux parmi le silence assourdissant des autres. Tout comme dans son kinématographe Ossang pèse les mots. Pas d’oiseux manifeste. Sincérité, aussi, est devenu l’un de ses mots-boites-noires ou, plutôt, trou noir dans lesquels s’abîme le sens solarien des silences. Les textes de Mercure Insolent sont des appels, de brusques appels de l’intuition. Sauvages. Sauvages comme ne peuvent plus que l’être de nos jours, gros d’ennui manufacturé, la sagesse (qui est étymologiquement une saveur) et ses expressions artistiques. Arrivés à la fin de ce livre, une seule envie le reprendre, le retourner pour y retourner, retrouver la saveur même si celle-ci à la fraîcheur de la lame d’acier qu’on vient de tremper dans le bain à la sortie de la forge. Nous plongeons à la source non alambiquée des mots et de l’art…
Kino rend juste l’intuition ! Il démembre des mots qui battent sur l’herbe naine, redresse la mort et l’ennui, droits dans le ciel, par les territoires que l’on foule – un timbre sonne ! C’est juste – qu’on soir dépassé n’importe ! Envers découvre endroit et marche mots et êtres émondant le démon des mots – on y est, nous y sommes ! Tout est vrai… Le cinématographe est le Roi révélateur ! Il démonte ce monde faux ! Brûlez-le, lumière vous brûlera ! Ce monde est faux, vous n’y pouvez rien ! Kino dit la vérité ! Mercure Insolent…(pp.140-141)
Le cinéma comme art aveugle, magie blanche, stratégie invertrice du territoire… Miroir noétique qui assume l’angéologie et la démonologie :
Le cinéma est à l’évidence une expression de l’Ange quand la littérature progresse avec les mouches, et n’empile sur le chemin que mort après mort – l’Ange est indistinct, il peut être clair et sans température, ou grillé, bondé de pourprures qui infectent (p. 142)
Lecture qui laisse dans la bouche et l’esprit une saveur, Mercure Insolent débride aussi les yeux. Vous ne regarderez plus un film comme avant et vous saurez le sens ancien des mots, le sens silencieux au goût de sel qu’on ne peut plus dire, mais qu’on perçoit, dansant dans un flot argenté, arpentant la sinuosité lumineuse du réel.
Un cinéaste déterritorialise au lieu de dénoncer, il remonte instinctivement au génie supérieur de la lumière, comme le poète – au lieu de trivialiser l’esprit des lieux en les passant au crible délateur de sa caméra – sinon à quoi bon !… (p.106)
F.J. Ossang, Mercure Insolent, Armand Colin, 2013, Paris, collection La Fabrique du sens, 151 pages, 20 euros
(1) Le mot tittytainment a été utilisé pour la première fois par l’idéologue néolibéral Zbigniew Brzezinski en 1995 lors d’une réunion de la Fondation Gorbatchev. Forgé par lui ce mot-valise convoque les notions de « sein » et de « divertissement », toutefois ce n’est pas tant l’aspect sexuel qui est mis en avant par Brzezinski que l’idée de l’agréable engourdissement que ressent le nourrisson lors de la tété…
(2) Ciel Eteint est le titre du film réalisé par F.J. Ossang en 2008, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes la même année, il fait partie du Tryptique du Paysage avec Silencio, 2007, et Vladivostok, 2008. Ces films sont disponibles en DVD regroupés dans une belle édition qui contient également le très beau long métrage Dharma Guns, la succession Starkov (2010). Chez Potemkine/Agnès B. DVD.