Dernier volet de la tétralogie de Sokourov > Faust

cinéma, film unidivers, critique, information, magazine, journal, spiritualité, movies « L’homme est un diable pour l’homme » Sollogoub

Il fallait bien que le plus européen des réalisateurs russes s’empare de ce mythe et de son incroyable recréation littéraire et artistique. Après le Faust de Goethe, de Gounod, Murnau, de Thomas Mann, d’Alfred Schnittke et bien d’autres, voilà le Faust d’Alexandre Sokourov. Ce Faust est la dernière partie d’une tétralogie sur le pouvoir (Moloch, sur Hitler, Taurus, sur Lénine, Soleil, sur Hirohito).

Sokourov a créé avec ce Faust une œuvre tout à fait indépendante que l’on peut, sans aucun souci, apprécier sans connaître ses précédents travaux. Si le réalisateur a tenu à conserver la langue et la géographie allemandes du texte, c’est bien à une vision russe que le spectateur assiste. Elle garde d’ailleurs des traces des adaptations littéraires de Platonov ou des frères Strougatski. Comme ce long-métrage est de facture très « classique », si on le compare à d’autres réalisations de Soukourov, il pourrait fort bien attirer un large public. C’est donc une excellente introduction à l’oeuvre, non seulement de Goethe, mais à tout ce courant « faustien » qui depuis sa création irrigue souterrainement les cultures d’Europe et de Russie.

Une des grandes réussites de ce film, outre son aptitude à susciter émotions et sensations à travers un admirable travail « d’incarnation », c’est de proposer une approche très russe dans un contexte tout à fait européen ; et ce, sans créer de décalage. Sokourov le dit lui-même, sa vision de Faust est plus sombre, plus noire que celle de Goethe : « Je le vois plus proche d’un personnage de Gogol ». Il n’est pas sans lien également avec le personnage central d’Un démon de petite envergure de Sologoub. Le déterminant commun : une absence de sentiment authentique et une focalisation morbide sur cette connaissance qui manque au grand savant – celle de l’amour, de l’énergie vivifiante de « l’éternel féminin ».

« Mon âme contre une nuit ». Cette lubricité inquiète et curieuse échoue donc sur la voie de l’amour. Le désir d’une connaissance fuyante lui échappe et se résout dans un crépuscule perpétuel. Crépuscule qui était déjà l’état de sa perception du monde mais qui devient dès lors sans issue : « la mort existe dit la science ». Dès lors, l’âme, introuvable, perpétuellement cherchée jusqu’au tréfonds  des cadavres n’a plus aucune issue : ni mort, ni amour. La recherche glisse de fuite en avant infinie et sans but à ennui mortel dans un paysage désolé.

Plus réaliste que le texte de Goethe et moins baroque, le Faust de Sokourov produit une harmonie entre esthétique et propos. Comme tension esthétique, une lumière continuellement crépusculaire, pâle, verdâtre. Comme cadre, au sens large : l’incarnation, le corps, l’action gestuelle. Les ruelles de la ville sont étroites, resserrées ; continuellement les personnages se bousculent, se pressent les uns contre les autres ; tout étouffe, tout comprime. En contraste, les grands espaces ne viennent que pour signifier la désolation et la solitude amère d’êtres qui ne se comprennent pas.

Au milieu – et c’est l’une des grandes réussites de cette œuvre époustouflante – se tient l’usurier  (le diable ?) Celui qu’on accuse et méprise alors qu’il ne fait que répondre à nos désirs. Là encore, l’approche est très russe. Bien qu’il ne soit nullement nécessaire de connaître la littérature russe pour apprécier le traitement de cette figure centrale de Faust, il faut reconnaître que le personnage de Mauricius rappelle le splendide Quelqu’un en gris de Andreev ou  le diable bouffon d’Ivan dans Les Frères Karamazov, voire, le Faggot du génial Maître et Marguerite.

Sokourov l’explique en ces termes : « il y a dans la manière russe de philosopher une sorte de tendresse, un souci plus charnel qui influence sans doute grandement ce regard compatissant sur le plus pauvre, le misérable, le faible… » Par sa volonté de donner un corps à Faust, Sokourov (qui reproche à Goethe de n’en avoir fait qu’une « tête savante flottante ») réussit à transmettre ce flux. En refusant de présenter une œuvre bavarde, intello au mauvais sens du terme, il recentre le mythe. Il en restitue ainsi son authentique universalité, l’humanité même de « cette force qui tantôt veut le mal et tantôt fait le bien. »

Thierry Jolif

Faust de Alexandre Sokourov
avec Johannes Zeiler, Anton Adasinskiy, Isolda Dychauk, Georg Frierich, Hanna Schygulla, Antje Lewald, Florian Brückner, Sigurdur Skulasson, Maxim Mehmet…
Histoire : Yuri Arabov
Scénario : Alexander Sokourov et Marina Koreneva
Distribution France : Sophie Dulac Distribution
Durée : 2 h14 min
Sortie en salles françaises : 20 juin 2012

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Thierry Jolif
La culture est une guerre contre le nivellement universel que représente la mort (P. Florensky) Journaliste, essayiste, musicien, a entre autres collaboré avec Alan Stivell à l'ouvrage "Sur la route des plus belles légendes celtes" (Arthaud, 2013) thierry.jolif [@] unidivers .fr

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