Passons vite la ridicule couverture adolescente et plongeons-nous dans les pages passionnantes des Secrets de la Bouche de l’enfer. Cet ouvrage propose une mise en lumière d’un épisode loufoque et scabreux de l’histoire souterraine de la littérature européenne : la mise en scène au Portugal de la mort d’Aleister Crowley (alors l’homme le plus mauvais d’Angleterre selon les tabloïds de l’époque) avec la complicité active du grand poète Fernando Pessoa…
Épisode bref et anecdotique dans la vie de Fernando Pessoa, sa rencontre avec l’occultiste, mage et poète britannique Aleister Crowley est pourtant le seul sujet développé dans cet ouvrage de plus de 370 pages publié par les éditions L’Oeil du Sphinx. Les faits sont fort heureusement déroulés avec soin et forces détails, mais, malgré cette qualité, la matière serait fort mince s’il n’y avait également, outre quelques études intéressantes, cette traduction inédite du texte que Pessoa a lui-même rédigé, dans le style du polar, pour rendre compte de l’affaire (sans rien dire de son rôle véritable, évidemment). Inachevé, nous le trouvons ici présenté avec ses variantes que les textes précédents viennent habilement éclairer.
Les deux hommes, que leurs caractères opposaient en tout, se rencontrent en 1929 au Portugal suite aux échanges initiés par Fernando Pessoa qui s’intéressait aux écrits de Crowley (la correspondance publiée comprend également des lettres aux éditeurs de Crowley et plusieurs échanges avec le secrétaire du mage : Francis Israel Regardie, futur biographe non officiel de Crowley, The eye in the triangle, on interpretation of Aleister Crowley). Habile V.R.P de lui-même, voyageur impénitent Crowley se rend au Portugal en septembre 1929 avec sa jeune compagne Hanni Jaeger. La mascarade de sa disparition va, vraisemblablement, prendre forme dans son esprit lorsque sa maîtresse le quitte. Toutefois, l’occultiste était également un écrivain et un artiste obsédé par la réussite et la publicité. Son aura sulfureuse et son sens de l’humour aussi noir que sa magie peuvent aussi laisser à penser que, sans en souffler mot à personne, il avait préparé à l’avance cette farce douteuse. La proximité d’un site nommé La Bouche de l’enfer, réputé pour ses suicides ne pouvait le laisser indifférent. Les deux comparses espéraient sans doute retirer quelques bénéfices de leur entourloupe. Avec l’aide d’un ami journaliste portugais, Pessoa s’emploiera bien à tenter de donner du retentissement à l’affaire. Sans grand succès…
Néanmoins, par delà les péripéties historiques, le plus intéressant demeure l’approche de Fernando Pessoa et ce qu’elle révèle encore une fois de la proximité de tout un pan de la littérature moderne avec les thématiques les plus archaïques, magie, rites initiatiques… Cette proximité Pessoa l’avait sans doute bien ressentie lui qui, à travers ses multiples hétéronymes, semblait considérer l’aventure littéraire comme le produit d’une sorte d’égrégore individuelle. Toutefois, l’étude de José Manuel Anes (pp. 267-285) semble apporter les preuves que Pessoa alla jusqu’à adhérer à certains des ordres initiatiques dont Aleister Crowley avait plus ou moins pris le contrôle (tel l’Ordo Templi Orientis, O.T.O). Néanmoins, comme le suggère l’excellente introduction (pp. 11-15) de Françoise Laye (traductrice de l’essentiel pessoaen « Livre de l’Intranquilité ») le poète portugais nourrissait son immense monde intérieur de multiples études intellectuelles le plus souvent afin d’alimenter ses textes, afin de restituer la matière la plus vivante et la plus incarnée à travers les ectoplasmes de ses nombreux alter ego littéraires.
Depuis ses jeunes années aux expériences spirites et médiumniques jusqu’à ses incursions dans les thématiques de l’occultisme ésotérique, en passant par sa passion jamais démentie pour les sciences astrologiques, Pessoa n’a cessé de poser sur ses propres aventures intérieures un regard inquisiteur et distancié (ce que souligne bien Françoise Faye), « intranquille » qu’il était de sa propre personnelle complétude inaccessible. C’est ce que son admirable texte « Le Chemin du serpent — Un livre qui n’en est pas un » laisse entendre. L’immense poète portugais à l’instar du français René Daumal aura constamment recherché cette voie qui, pour reprendre l’un des « credo » du Taoïsme, si elle dit qu’elle est la Voie ne l’est pas. S’identifiant, en tant que poète, au serpent primordial, Pessoa cherchait en homme libre de tous dogmes et plus encore des systèmes anti-dogmatiques proclamés à concilier les contraires pour parvenir à un état de pure humanité :
Le Serpent qui ondule (…) allie les contraires véritables (…) il poursuit son chemin qui passe par tous les autres et qui n’en est aucun. Il part, tout comme le chemin droit et le chemin gauche, de l’Instinct vers Dieu, mais là où les triangles se réunissent, il n’en subit pas la rupture ; (…). Pas plus ne s’élève-t-il pour se briser, comme le chemin du milieu, de l’Instinct vers Dieu. Sachant qu’il existe d’autres chemins que celui du milieu, il les reconnaît, car il s’écarte de celui du milieu, et se détourne des autres, puisqu’il n’en suit aucun. (F. Pessoa, Le Chemin du serpent, cité p. 279)
La relation avec Crowley n’excédera pas quelques mois après ces péripéties occulto-burlesques (il en demeure néanmoins une très belle traduction par Pessoa de l’Hymne à Pan de Crowley), le temps pour le poète d’approfondir sa connaissance, de nourrir l’appétence littéraire et spirituelle d’un écrivain unique et multiple.
Cette correspondance inédite, s’il elle n’apprend rien de vraiment essentiel sur le personnage de Crowley, en dehors de ses travers et de ses ambitions, permet toutefois de plonger un peu plus loin dans l’univers complexe et passionnant de Fernando Pessoa qui, contrairement à son occasionnel comparse, ne chercha pas, par la pratique littéraire et poétique, à se faire un nom, mais des noms…