Créée il y a deux ans, Splendid’s, la pièce d’Arthur Nauzyciel inspirée de l’œuvre de Jean Genet, est reprise durant le Festival du TNB. Quatre représentations en mémoire de Jeanne Moreau, dont la voix d’outre-tombe scande la destinée tragique de gangsters fantasmés…
Comme il est coutumier, Arthur Nauzyciel a voulu dans cette pièce faire cohabiter théâtre et cinéma. Alors que le public s’installe dans la salle du TNB de Rennes, une toile de projection suspendue fait office de rideau et dissimule en grande partie le décor de la scène. Seul objet discernable sous l’écran, un poste de radio complète cette association des médias.
Après s’être vu invité à éteindre les téléphones portables et à ne pas tousser trop fort… le public assiste à une projection de l’unique film de Jean Genet, un court-métrage muet et en noir et blanc intitulé Un Chant d’amour (1950) ; morceau caché de l’histoire du cinéma, soutenu clandestinement par Jean Cocteau et Henri Langlois, puis révéré en secret par les cinéphiles. Selon Genet, le cinéma est essentiellement impudique. En effet, Un Chant d’amour n’est jamais que la mise en scène d’un peep-show homosexuel, caressant avec sensibilité la pornographie, mettant en évidence la dimension voyeuriste d’un art cinématographique fondé, en l’absence de paroles ou de musique, sur le regard.
Sous l’œil curieux de leur geôlier, des prisonniers isolés dans des cellules individuelles, dont deux sont incarnés par des amants de Genet, se livrent à des rites onanistes et amoureux pour rompre leur solitude. Privés de caresses, ils se touchent, embrassent leur propre corps, dansent en agitant leur verge, et finissent immanquablement par glisser sensuellement la main sous leur vêtement, geste que reprendront plus tard les acteurs de la pièce. Le film glisse de l’onanisme à l’onirisme, les prisonniers rêvent d’évasion et de corps s’enlaçant enfin, dans une statuaire rappelant celle appliquée au corps des acteurs dans les mises en scène d’Arthur Nauzyciel. Pendant les dernières minutes du film, l’attention du spectateur est distraite par l’arrivée de jambes nues sur la scène, derrière l’écran. Les acteurs prennent position, leurs corps vivants remplacent l’artifice de ceux projetés sur la toile, même si une image du film inscrite dans le décor continue de les surveiller.
C’est alors que le cinéma laisse place au théâtre. L’écran est levé et dévoile un décor étonnant : le dernier étage du palace le Splendid’s est représenté par un angle de mur proéminent qui fait front devant le spectateur et qui scinde la scène en deux couloirs. L’un baigné d’une lueur rendue verdâtre par la couleur émeraude de la moquette, l’autre plongé dans l’obscurité. Un miroir placé à chaque extrémité semble les prolonger à l’infini. Le dispositif est d’autant plus curieux que l’on comprend vite que ces deux couloirs barrés de portes ne forment en réalité, dans cette réalité de l’illusion théâtrale, qu’un seul et même couloir.
Le dispositif scénique poursuit en fait l’indication didascalique de Genet qui interdit aux acteurs le contact physique : ici, non seulement « ils ne se touchent jamais », ou presque jamais, mais souvent, ils parlent sans même se voir, se mettent en joue sans savoir ce qu’ils visent. On comprend alors tout le travail de synchronisation des acteurs : leurs gestes et leurs paroles répondent à une chorégraphie précise, une « danse de mort sensuelle et spectrale », selon les mots d’Arthur Nauzyciel.
La voix posthume de Jeanne Moreau, dont la pièce fut la dernière de sa carrière, énonce la situation : « …car peu de chance qu’un tel événement subsiste. Si je décompose cette aventure, chacun des éléments, à la fin, se résorbera dans les autres. Longtemps avant qu’elle ne réussisse ce dernier kidnapping, “La Rafale” s’illustra par de multiples méfaits… ». D’emblée, l’imaginaire du gangster hollywoodien est contaminé par un discours métaphysique, la radio joue le rôle de chœur tragique qui annonce la mort prochaine des bandits. Étonnamment, et assez finement, les extraits de off des enregistrements de Jeanne Moreau (« c’était bien là, non ? », « je vais la refaire celle-là »), sont les seuls moments de vie dans la pièce. Face au crépuscule des idoles criminels, l’actrice iconique demeure, elle, vivante.
La Rafale, ce sont sept gangsters aux corps d’éphèbes qui brandissent des mitraillettes Thompson, arborent des tatouages complexes (dessinés par José Lévy en s’inspirant de ceux de prisonniers français des années 1930) rappelant celui du bellâtre d’Un Chant d’amour. Arthur Nauzyciel réalise les fantasmes hollywoodiens de Genet en confiant à la troupe d’acteurs américains avec qui ils travaillent depuis plusieurs années l’interprétation de ces gangsters glamours et sensuels, auxquels certains aimeraient ressembler…
Bougeant lentement leur corps, parfois en dansant, en reproduisant des gestes des prisonniers du film, ils déclament en anglais le texte de Genet traduit par Neil Bartlett. Les sous-titres qui s’affichent sur des écrans des deux côtés de la scène donnent l’impression d’une création hybride entre le théâtre et le film noir américain. Les bandits sont réfugiés au sommet d’un palace pour faire suite à une prise d’otage qui a tourné à la bavure. Assiégés par la police, ils vivent leurs derniers instants, hantés par le corps de leur victime, une jeune Américaine, apparemment très belle, dont certains paraissent épris, d’autres jaloux. Fasciné par leur image, un policier les a rejoints. Interprété par Xavier Gallais, le seul français de la pièce, son très léger accent (cet accent français qui cherche à sonner américain) fait résonner l’étrangeté du personnage et introduit une dissonance dans la langue des criminels qui en fait ressortir le caractère artificiel. Elle est une première fissure de leur figure idéale.
Dans ce huis clos morbide, face à l’assaut imminent, les bandits règlent leurs comptes, entre eux, mais aussi avec leur image, celle que la société leur a donnée en même temps qu’ils s’efforçaient eux-mêmes de l’affirmer. Ils tournent à la folie et au macabre, sombrant peu à peu dans l’abandon. Tour à tour, ils prennent place au milieu de la scène, face au public, au sommet de cet angle imaginaire dans leur couloir de la mort, et nous assènent les mots qu’ils ont jusque-là gardés enfouis. D’abord dénudés, ils finissent par enfiler complets et queue-de-pie pour affronter leur destin : une fusillade imaginaire, une bataille invisible à laquelle, redevenus enfants, ils se livrent. La dernière réplique de la pièce, prononcée par le policier, procède à un retour au texte français, comme pour mettre fin à l’illusion.
Alors que Jean Genet avait abandonné l’idée de mettre en scène la pièce et avait brûlé le manuscrit, Arthur Nauzyciel, à la suite de Stanislas Nordey, parvient à incarner le rêve de l’auteur et, surtout, la fin de ce rêve que signifie le réveil.
SPLENDID’S DE ARTHUR NAUZYCIEL
DURÉE 1H50 – SPECTACLE EN ANGLAIS – SURTITRÉ EN FRANÇAIS – FRANCE/ÉTATS-UNIS
AU TNB de Rennes :
JEUDI 15 novembre 21h00
VENDREDI 16 novembre 21h00
SAMEDI 17 novembre 21h00
DIMANCHE 18 novembre 15h00