La fille de Deauville, c’est Joëlle Aubron, terroriste recherchée et repérée par la brigade de l’anti-banditisme parisienne dans les rues de la très chic station balnéaire normande, une activiste membre d’Action Directe, mouvement de l’ultra gauche de la France des années 80, et personnage central d’un roman parfaitement écrit et enlevé, aux allures de polar politique et de récit dostoïevskien propre à rappeler les « Possédés ».
L’auteure, Vanessa Schneider, est journaliste, romancière et biographe. Certains de ses livres ont même fondu ces trois genres dans un même alliage. La mère de ma mère et Tâche de ne pas devenir folle nous parlaient de ses grand-mères, à mi-chemin entre enquête familiale et fiction. D’autres étaient à la frontière du récit biographique et journalistique, comme Tu t’appelais Maria Schneider, portrait poignant de la propre cousine de la romancière, actrice célèbre consumée dans le tournage du sulfureux Dernier Tango à Paris.
Le grand reportage, dont Vanessa Schneider fait profession – à Marianne d’abord, au Monde ensuite – a porté cette femme de plume et de talent à écrire sur la violence politique et criminelle de l’extrême gauche, et sur ce mouvement qui a sévi en France il y a quarante ans et plus, signant attentats et meurtres du sigle « AD », initiales d’ « Action Directe », mouvance née de l’anarchisme et du marxisme réunis, menée par Jean-Marc Rouillan et Nathalie Ménigon, bientôt rejoints par Joëlle Aubron, jeune fille de 23 ans, apprentie gauchiste avant d’être criminelle affirmée et confirmée, en rupture de ban d’une famille de la haute bourgeoisie parisienne. Une origine qu’elle traînera comme un boulet, elle qui « aurait aimé naître quelques années plus tôt, avoir 20 ans en mai 68 et monter sur les barricades, tracter dans les amphis, se frotter avec la flicaille le soir venu. »
La « petite bourge » sera au centre du roman et des obsessions d’un policier coriace et tenace, Luigi Pareno, fasciné par cette femme « aux yeux d’or » aperçue une première fois prenant le train à Deauville, affublée d’une perruque blonde et d’un trench Burberry lui donnant de faux airs de Catherine Deneuve. Avec en plus ce « quelque chose de félin qui aimante les regards ». Pour Paris Match, qui réussira, après l’arrestation de la fuyarde, à en montrer des clichés dénudés trouvés chez elle et arrachés à prix d’or, dit-on, à la police, et pour Jean Cau à la parole enfiévrée et délivrée dans cette même presse populaire, la belle et rebelle Joëlle était devenue la « Jeanne d’Arc des ténèbres de la terreur ».
Luigi Pareno, autrefois difficile adolescent, trouvera dans la police un défouloir apte à canaliser son indiscipline de jeunesse bagarreuse et teigneuse. Il y fera même figure d’exemplaire fonctionnaire qui ne lâche jamais sa proie au point d’en oublier les tendres attentions – en des pages pleines de délicatesse et de douceur – de la délicieuse Chantal, brièvement sa maîtresse, qui finira par abandonner l’instable et anxieux amant dévoré par son métier. Il sera aussi la seule figure fictive de ce roman où tout le reste de l’aventure, et faits et gestes de la redoutable bande d’activistes, sera fidèlement rapporté par la romancière qui n’oublie pas qu’elle est journaliste. Dans des squats improvisés et erratiques, Joëlle et ses potes s’amuseront « à partager des bières et des secrets », s’aimeront et se drogueront, rêveront d’un monde qui engloutirait « l’ogre capitaliste […] et le pouvoir inique » de patrons et barons en tout genre. Et prépareront depuis leurs planques attaques de banques et agences d’intérim, « symboles de l’exploitation du prolétariat. » Autant de préludes à de futurs crimes organisés comme sait les planifier leur adulé maître ès-terrorisme, le vénézuélien Illich Ramirez Sanchez, dit Carlos.
Dans un obsessionnel jeu du gendarme et du voleur, la bande des quatre – Rouillan, Ménigon, Aubron, rejoints par Cipriani – finira par être rattrapée et incarcérée. Puis libérée dans une très politique et stratégique amnistie du nouveau pouvoir socialiste en 1981, qui mettra en rogne l’opiniâtre Luigi Pareno. Pour en finir avec ces délinquants inopinément libérés des murs de leur prison et dangereusement hors de contrôle, il faudra encore plusieurs années de filatures et souricières jusqu’au fatal et impardonnable assassinat de Georges Besse, PDG de Renault, et du Général Audran, ingénieur général de l’armement, tous deux victimes de la main meurtrière de Joëlle Aubron en personne, passée à l’acte criminel ultime pour se prouver sans doute à elle-même et à ses complices qu’elle peut, elle aussi, atteindre le Graal révolutionnaire. Après avoir douté pourtant, un jour, de ses convictions extrémistes, émue par le regard d’un gosse aperçu dans la ligne de tir de son arme qui la fit renoncer à l’assassinat programmé d’Henri Blandin, contrôleur général de l’armement…
Le livre s’achève comme il a commencé, dans la même scène de violence : Joëlle Aubron et ses complices se retrouvent encerclés dans leur cache d’une ferme perdue du Loiret, sous la menace et le feu des armes de Luigi Pareno et de son armada policière. Après huit ans de traque, la boucle est bouclée : Joëlle Aubron et toute la bande d’Action Directe se retrouvent à nouveau sous les verrous. À perpétuité.
En 55 courts chapitres écrits avec fluidité et brio, Vanessa Schneider tente d’éclairer, avec la liberté qu’autorise le roman, la vie brève et foudroyante d’une activiste criminelle : « Dans La Fille de Deauville », explique-t-elle, « même le personnage de Joëlle Aubron, pour moi, est un personnage de fiction. Parce qu’on sait très peu de choses sur cette femme, pour la simple et bonne raison qu’elle n’a pas vraiment eu de vie. Elle a été arrêtée puis condamnée à la perpétuité. Elle a passé plus de 25 ans en prison et elle est morte quelques mois après sa sortie de prison. Donc, qui connaît Joëlle Aubron ? Je lui prête des sentiments, des intentions, mais rien ne me prouve qu’elle était véritablement comme ça. » La littérature, par nature, est le lieu de tous les droits et de tous les possibles. Et le texte de Vanessa Schneider en est un bel exemple.