On ignore bien souvent ce département des Dom-Tom qui se situe entre l’Amazonie brésilienne et le Surinam néerlandais, et ancre la France en Amérique latine. On se rappelle la colonie pénale, la cité des bagnards, l’affaire Papillon et, depuis 1965, la base de lancement des fusées Ariane. Mais hormis Cayenne et Kourou, ces deux cités portuaires, on ne sait pas grand-chose de ce territoire de 90 000 kilomètres carrés avec près de 300 000 habitants et une immense forêt qui occupe 92% du pays, sous un climat équatorial humide, avec une température moyenne de 26°, abondance de pluie et un été perpétuel. Un paradis, peut-être…
N’attendons pas de ce livre une vision touristique. L’auteur, qui a vécu de nombreuses années en Guyane comme enseignant, se projette sous les divers masques d’un personnage qui, en sept récits, promène sa turbulence ou son vague à l’âme, de Cayenne, la capitale aux séductions vénales, à l’Oyapock, fleuve frontalier du Brésil et fort surveillé, en passant par Awala-Yalimapo à l’extrême ouest au bord du fleuve Maroni jouxtant le Surinam ; puis Saül, au cœur de la forêt amazonienne, Cacao où ont trouvé refuge les hmongs originaires du Laos, et enfin les îles du Salut, dont l’île du Diable où fut déporté le capitaine Dreyfus. Un paysage le plus souvent âpre, une atmosphère poisseuse, une humanité brutale et des marginaux comme s’il en pleuvait, au service d’une fiction dramatique ou triste, avec quelque drôlerie intermittente, au milieu de légendes amérindiennes.
Le narrateur, qu’il s’appelle Julien, greffier à Cayenne, accessoirement enseignant à Cacao, ou Rodrigue, accordéoniste nomade en rase campagne, promène sa mélancolie, ou disons son mal du siècle, sur tout le territoire guyanais. Mais d’abord ici, Cayenne, la capitale :
Une ville intéressante…Les maisons sans charme en béton alternent avec des cases créoles en bois aux toits de tôles rouillées, les couleurs vives de leurs façades s’effaçant sous les pluies chaque jour recommencées. Les alizés qui viennent mourir le long de l’équateur ne dissipent pas la moiteur quotidienne mais répandent l’odeur aigre-douce de la végétation léchée par l’océan…
Au fur et à mesure que progresse le récit, d’une grande précision géographique, nous visitons aussi ces cases typiques appelées carbets, traversons les layons au cœur de la forêt et les luxuriantes canopées, admirons les mangroves au débouché des fleuves où se dressent d’exotiques palétuviers, dans la criaillerie des singes hurleurs et de toutes ces races de volatiles dont fait son orge l’ornithologue de l’ultime récit. Mais arrêtons-nous au titre. Cet Équatorial est, en fait, un bastringue louche où, dans des « contacts poisseux », se trafique la chair mercantile. Le narrateur, qui s’ennuie fort au greffe du tribunal, manie le pinceau, et voilà qu’il esquisse sur la toile le profil inquiétant du tenancier, qui est également inspecteur de police, en somme un drôle de maquereau, et assez violent pour lacérer le visage d’une des filles ; mais il peint aussi et surtout « les obscures amazones ». Plus tard, dans une galerie parisienne les Sept Hétaïres − « Maria la sombre, Ingrid l’Aztèque, Johanna à la balafre jaune soufre, Beatriz à la peau laiteuse, la callipyge Marleen, la souriante Angèle et Cassandre aux yeux tristes » − feront un tabac.
Du tabac, passons à quelque fumée plus stupéfiante. Hélas ! le pavot blanc, acclimaté par les hmongs de Cacao − anciens supplétifs de l’armée française en Indochine − dans « les basses terres équatoriales », est incapable de donner le précieux opium. Et ce malheureux greffier, inquiété par la justice pour avoir subtilisé le dossier délictueux d’une de ces prostituées, et se voit contraint, sous peine de destitution, de jouer les indics en espionnant le Chinois − sosie du général Giap −, ne s’en sortira que par miracle : « Sur cette foutue terre de Guyane, tout pousse, sauf l’opium ». Au passage, jouant les Lévi-Strauss, Olivier Esnault nous fait partager sa science de la culture hmong :
Chaque hmong reçoit un nom de famille, un prénom usuel, un prénom caché et des surnoms qui changent en fonction des événements de la vie ; d’ailleurs chaque hmong, même chrétien, reçoit ainsi trois âmes à la naissance.
De là qu’il soit si difficile de savoir qui est qui. De même, Mario Vargas Llosa, dans son admirable roman amazonien L’homme qui parle, dépeint une société nomade où tout le monde s’appelle Tasurinchi, un même nom pour tous les hommes de la tribu. Mario, comme Olivier, immergés tous deux dans ces sociétés primitives, témoignent pareillement en hommes de terrain et nous livrent un document aussi scientifique qu’authentique.
S’il faut un vecteur à cette succession de scènes en divers lieux équatoriaux, c’est et ce ne peut être que l’amour, manifesté ou sous forme de frustration, ou de jalousie avec quelque extrémité sanglante, ou malgré tout, d’amour fou, comme le sentiment qui lie le narrateur à la belle Maria, avec « son petit tatouage de colibri entre les omoplates » − totem d’appartenance −, qui n’est jamais aussi séduisante que sous son touloulou, robe et masque de carnaval, typique de cette Guyane dont nous ravit le romancier, et qui est territoire de liberté ou de licence, bref de folie des sens :
La Guyane donne à ceux qui y habitent une impression de liberté relative qu’on ne ressent pas dans les pays trop policés.
Sauf que, ajoute-t-il, « la vie en Guyane restait imprévisible ». Sans compter que sur cette côte américaine les peuples, les ethnies, les langages se mêlent, étonnante Babel, et l’on ne s’étonnera pas, alors que le créole et le français sont les langues dominantes, d’être interpelé en hollandais ou d’échanger quelques mots en « parler kali’na » : « Niouanni toku, miouanni tometi yoketa… » Exotisme garanti, surtout si l’on saisit la menace : « Je voudrais pas qu’il t’arrive du malheur », mais l’on sait que cela arrivera forcément, au terme des récits quand un meurtre est commis où, chacun accusant l’autre, l’affaire sera classée sans suite, vu que dans ce pays « l’incurie… gagne jusqu’à l’institution judiciaire ». Alors soit, liberté, liberté chérie… Assortie de tous les risques et les menaces de la licence ou du débridement.
Mais on ne peut parler d’exotisme en faisant l’impasse sur un mirifique chaman guérisseur, un piyal pour le nommer selon son langage, qui est un authentique charlatan, ainsi qu’évoqué par Rodrigue, son visiteur d’un jour, qui transcrit sa médecine :
Je faisais que cracher un… un duvet que j’avais caché dans ma bouche. Je suçais la partie malade des gens qui venaient me voir, je me mordais la langue et je sortais la plume pleine de sang. Et je racontais que je sortais de leur corps la maladie.
Ce genre de notation, l’auteur le souligne, ajoute quelque élément à l’emblématique Tristes Tropiques de Lévi-Strauss parcourant en ethnologue l’autre bord de l’Oyapock. Et c’est vraiment ainsi que l’on pourrait considérer ce petit livre qui nous révèle une Guyane totalement inédite et d’une lumineuse authenticité. Car tout est vrai, ou du moins nous paraît tel, dans ces sept récits convergents qui sont moins des nouvelles qu’une manière de roman construit comme le carnet de bord d’un narrateur itinérant et passant plusieurs masques comme font ces femmes séduisantes de Guyane sous leur touloulou. Et le plaisir du texte est d’autant plus grand que nous percevons la vérité du témoignage, respirons les odeurs, souvent délétères, connaissons le vertige ou l’aigreur, rions de quelques facéties, essuyons la moiteur de notre peau en chassant l’anophèle et la dengue, et tous ces dangers obscurs d’une jungle impénétrable. L’étrangeté de l’excursion est garantie, le bonheur d’écriture assuré. On ne saurait mieux dire : Olivier Esnault vaut le voyage.