Dans A peine j’ouvre les yeux de Leyla Bouzid, à l’image de son pays, Farah est une héroïne volontaire et éprise de liberté. Ce premier film tunisien nous enchante en nous rappelant les vertus de la démocratie à une époque où celle-ci est malmenée.
A peine j’ouvre les yeux
Je vois des gens éteints,
coincés dans la sueur,
leurs larmes sont salées,
leur sang est volé,
et leurs rêves délavés. (1)
Nous sommes à Tunis en 2010. Ben Ali est au pouvoir encore pour quelque temps. Farah, 18 ans, obtient brillamment son Baccalauréat. Passionnée de musique, elle chante dans un petit groupe mélangeant rock et musique traditionnelle. Elle est amoureuse de Bohrhène, compositeur et joueur d’oud. Sans se dévoiler, elle doit se justifier auprès de sa mère inquiète de sa vie nocturne, d’autant plus que son père est absent. Ingénieur dans une mine au sud du pays, il ne peut obtenir sa mutation faute d’adhérer au parti au pouvoir.
Toute la première partie nous montre la lutte entre ces deux femmes, mère et fille. Farah et Hayet ont le même caractère, la même volonté d’émancipation, mais leur combat prend des formes opposées. L’une a choisi le silence, elle se tait devant les obligations d’une société très patriarcale, même si on est en Tunisie, le plus ouvert des pays arabes. La scène où Hayet recherche sa fille dans un café est édifiante. L’autre, plus jeune, chante, insouciante et fragile, mais déterminée à choisir son avenir.
Je crois en l’amour
Pas celui des livres et des cieux,
Celui de la rue, rouge vif,
Dans la nuit obscure.(2)
Le film bascule aux premières difficultés du jeune couple. La chanson d’amour qu’a composé Borhène, bien qu’encore sans musique, devient chant de lutte. Farah va devoir affronter la société policière de Ben Ali. Dans ce pays, tout le monde est étroitement surveillé. Les indics de la police sont partout. Le moindre écart peut se payer cher. Farah va l’apprendre à ses dépens. Ce sera l’occasion pour elle de retrouver ses véritables alliés, sa mère en particulier. La scène finale est particulièrement réussie tout comme le scénario du film qui permet de passer d’une histoire d’amour individuelle à une histoire universelle de lutte pour la liberté.
Leyla Bouzid, jeune réalisatrice tunisienne compose avec brio son premier film. Autour de deux chansons, elle brosse le portrait d’une jeune fille arabe, Farah, dans un pays où la liberté est un combat quotidien. Elle crée deux figures de femmes qui, chacune avec leur expérience se battent pour vivre debout sans renoncer à leur idéal. Pour cela, elle est servie par deux très belles actrices qui, avec passion, rendent leurs personnages attachants et profondément humains.
On a hâte de voir le prochain film de Leyla Bouzid. « Mon prochain projet sera une histoire d’amour romantique dans un pays arabe, la possibilité ou non d’aller au bout du désir, en essayant d’être vraiment dans l’intimité. » (Le Monde du 23/12/2015)
Au moment des attentats islamistes du musée du Bardo à Tunis, les agences de voyage disaient « Pour soutenir les tunisiens dans la recherche de démocratie, allez visiter leur beau pays ». Ici, on peut reprendre l’argument « Pour soutenir les artistes tunisiens dans la recherche de liberté d’expression, allez voir ce film », d’autant plus que c’est une heure 30 de vrai plaisir.
Tu es le problème et la solution,
La liberté et la condamnation,
La nécessité absolue d’une chanson.
Eh bien le bonjour l’hirondelle ! (2)
(1) Chanson du film texte de Ghassen Amani
(2) Chanson du film texte de Madj Mastoura
Née à Tunis en 1984, elle est la fille du réalisateur Nouri Bouzid1. Elle grandit en Tunisie, et passe son adolescence entre Paris et Tunis. Après le baccalauréat, elle s’installe à Paris pour étudier la littérature à la Sorbonne. Après la réalisation d’un premier court métrage, Bonjour (Sbah el khir), elle complète ses études à la La Fémis en section « réalisation »
Son court métrage Soubresauts est son film de fin d’études à La Fémis, qui le produit ; il est tourné en Tunisie. En 2012, projeté en compétition dans le cadre du Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand, il y reçoit un bon accueil. Il gagne également le grand prix du jury des films d’écoles au Festival Premiers Plans d’Angers.
En 2013, Zakaria est son premier court métrage produit. En 2015, son long métrage, À peine j’ouvre les yeux, est sélectionné dans plusieurs festivals. Il est primé notamment à la Mostra de Venise, aux Journées cinématographiques de Carthage, au Festival international des jeunes réalisateurs de Saint-Jean-de-Luz, au Festival international du film francophone de Namur, ou encore au Festival international du film de Dubaï4 ; il est salué par la critique5.
FICHE ARTISTIQUE
Farah Baya MEDHAFFAR Hayet Ghalia BENALI Borhène Montassar AYARI Ali Aymen OMRANI Mahmoud Lassaad JAMOUSSI Inès Deena ABDELWAHED Ska Youssef SOLTANA Sami Marwen SOLTANA