Voilà Amin de Philippe Faucon. France 1h31,Quinzaine des réalisateurs. Vu le 7 mai 2018, salle Debussy. Dans ces « notes d’un festivalier », Antoine Glémain propose aux lecteurs d’Unidivers de rendre compte de ses premières impressions sur diverses sélections du festival de Cannes 2018.
Amin est venu du Sénégal pour travailler sur des chantiers en France en laissant au pays sa femme Aïcha et ses enfants. Il envoie l’essentiel de ce qu’il gagne au Sénégal pour faire vivre sa famille. Mais il fait la rencontre d’une femme, Gabrielle, avec laquelle il noue une liaison.
J’ai entendu pas mal de spectateurs exprimer leur déception à l’issue de cette séance mais, à vrai dire, je ne la partage pas. En quelques plans, Philippe Faucon filme toujours aussi justement des personnes et des lieux (des chantiers, un foyer d’immigrés, un quartier au Sénégal…) généralement absents du cinéma français. Il est vrai que l’on ne ressent pas de passion ni même d’attirance charnelle ou d’empathie dans la relation amoureuse entre Amin et Gabrielle (Emmanuelle Devos) mais cela me paraît constituer une force lucide, et non une faiblesse du film.
Avec MOUSTAPHA MBENGUE EMMANUELLE DEVOS MARÈME N’DIAYE NOUREDDINE BENALLOUCHE MOUSTAPHA NAHAM JALAL QUARRIWA FANTINE HARDUIN SAMUEL CHURIN LOUBNA ABIDAR SORIA ZEROUA
Entretien avec le réalisateur
Il me semble que c’est la première fois que vous évoquez le déracinement de l’immigration en articulant votre récit sur deux géographies distinctes : le pays d’origine et le pays d’accueil. Pourquoi avoir choisi cette fois de traiter ce thème crucial de cette manière ?
Parce que justement, il m’a semblé qu’il n’avait pas été traité de cette façon (ou très peu, très succinctement), alors que précisément ces deux géographies fondent un parcours d’exil ou de migration. Le cinéma a cette capacité de mise en parallèle très forte entre les deux mondes. On passe directement d’une séquence dans le pays d’origine à une séquence dans le pays d’accueil, avec un effet de « cut », de confrontation immédiate de tout ce que contiennent les images : les conditions de vie, les préoccupations des personnages, les enjeux sociaux ou familiaux. Ça ne procéderait pas aussi immédiatement par l’écrit, qui a d’autres moyens d’évocation, mais qui demandent le temps de
développement des phrases.
Depuis près de 30 ans, votre cinéma observe la société française, sa diversité avec une acuité qui vous fait avoir toujours une longueur d’avance sur notre époque. Vous considérez vous comme un cinéaste du sociétal et/ou du politique ?
Oui. Je vis dans une société et une époque données et je ne conçois pas de m’intéresser à une expression comme le cinéma tout en me désintéressant du monde et de l’époque dans laquelle je vis. Mais je m’intéresse avant tout au cinéma pour la force, les mystères, la poétique de ses moyens formels propres.
Même si Amin est le rôle titre, le scénario est choral. Cela permet de mettre un pluriel au mot générique d’immigré et de montrer la multiplicité des destins d’hommes et de femmes concernés par cette problématique. Est-ce la raison du choix d’un film pluriel ?
Oui. Il y a plusieurs situations d’hommes seuls, qui déclinent des vécus différents : Amin a laissé au pays sa femme et ses enfants, qu’il ne revoit qu’après de longues périodes d’absence. Abdelaziz est plus âgé, il a recommencé une vie en France et les enfants qu’il a eus d’une première union au Maroc lui renvoient qu’il n’a qu’à « rester en France avec ses enfants français ». Il y a aussi la frustration et la misère sexuelle de ce jeune homme dont la vie est quasi réduite à sa force de travail. Il y a les femmes et les enfants restés au pays d’origine, les femmes rencontrées en France et les enfants qui y sont nés, comme les deux filles d’Abdelaziz.
Comme souvent dans votre cinéma, le scénario repose sur des choses très factuelles. Les personnages s’écrivant au travers de gestes quotidiens. Pourquoi ce choix d’écriture ?
Parce qu’à l’écran, le visuel, c’est à dire les corps, les gestes, les visages, les regards, expriment tout autant que les paroles prononcées par les personnages. L’introspection psychologique n’est pas le domaine des personnages d’Amin. Ils avancent dans leurs vies, poussés par des nécessités vitales, qui laissent peu d’espace à ça. En France, Amin garde le plus souvent pour lui ses pensées, que son visage et ses regards expriment quelquefois à son insu. Il ne donne libre cours à ses sentiments que lorsqu’il se trouve en confiance : au foyer avec ses amis, lorsqu’il retrouve les siens au Sénégal, et peu à peu avec Gabrielle.
Et pourtant, en vous reposant sur des choses très concrètes, vous et vos co-scénaristes, Yasmina Nini- Faucon et Mustapha Kharmoudi, parvenez à exprimer sans passer par le dialogue la douleur intime et sourde des personnages. Comment avez-vous travaillé le scénario d’Amin ?
En en parlant entre nous. En rencontrant des hommes en foyers en France, puis des femmes restées seules dans les pays d’origine. La solitude, le déracinement, le mal être de ces hommes vivant entre eux, mais aussi leurs connivences, leurs rires qui aident à tenir, ce sont des choses que Yasmina Nini-Faucon ou Mustapha Kharmoudi ont connues dans leurs familles ou leurs entourages proches. Et moi aussi, par une partie de mon histoire familiale. Cette « douleur intime et sourde » dont vous parlez, il était primordial pour nous de trouver à la restituer sans la dénaturer, en évitant les facilités, les poncifs ou les effets.
Le rôle des femmes est primordial dans le film. En particulier celui de la femme d’Amin… Femme isolée, soumise à la belle-famille mais se rebellant, surveillant les travaux donc chef de famille. Une image forte et nuancée de la femme africaine obstinée et indépendante…On est loin des clichés.
Dans le village où nous avons tourné, nous avons souvent été frappés par la force que ces femmes peuvent montrer, dans des situations de vie très difficiles. Marème N’Diaye (qui joue la femme d’Amin) vit en France, mais elle est originaire d’un village de la région. Dans les essais préparatoires que nous avons faits, elle avait une gestuelle innée dans les scènes de colère, que je trouvais très belle et pour laquelle j’ai vraiment voulu trouver l’axe et les cadres qui permettraient de la filmer au mieux !
Votre mise en scène semble interrompre les scènes. Comme si vous coupiez toujours avant la fin de la scène. Pour lui laisser de l’ellipse. Une manière de faire vivre les protagonistes au-delà de la narration. De laisser de la place au non-dit. Au hors champ…
Je crois qu’il s’agit, de ne pas enfermer le personnage dans quelque chose de trop arrêté ou de trop dit. De lui laisser une existence qui échappe aux définitions trop courtes ou trop simples. Comme dans la réalité de la vie, le personnage exprime ou donne à voir une facette de lui-même, consciemment ou à son insu. Mais ce qui est aperçu de lui n’est pas quelque chose qui suffira à le définir complètement. Je ne crois pas interrompre la séquence avant sa « fin », mais je travaille, au stade du scénario ou à celui du montage, à sa concision. J’essaie d’éviter que ne s’insinue dans l’écriture ce qui est inutile ou redondant, ou ce qui finalement restreint ou appauvrit le personnage, à force de trop vouloir dire.
La tonalité faussement sereine et lisse du film est au diapason du personnage d’Amin. Une superbe puissance de corps pour un homme taiseux qui semble toujours chercher à s’effacer et ne se redresse que chez lui en Afrique. La mise en scène ne surdramatise jamais. Quels en étaient justement les enjeux pour ce film ?
En France, Amin se tait souvent, mais pas parce qu’il cherche à s’effacer. Il n’a pas la même maîtrise de la langue. Il ne possède pas toujours tous les codes des milieux dans lesquels il évolue. Et il porte en lui une histoire (l’exil, la séparation prolongée d’avec ses proches, dont il pourvoit aux besoins) qu’il ne partage que dans l’intime. C’est un personnage secret, décalé, dont la mise en scène cherche à évoquer la trajectoire, là encore sans la galvauder et en évitant les facilités et les stéréotypes.
Comment avez-vous rencontré Moustapha Mbengue et comment avez-vous travaillé sur son personnage et sur ses deux visages, le renfermé en France, le solaire et complice en Afrique ?
J’ai rencontré Moustapha par l’intermédiaire de Leïla Fournier, avec qui j’avais travaillé précédemment, avec beaucoup de connivences, sur le casting deFiertés *. Elle-même ne le connaissait pas, mais avait entendu parlé de lui par un de ses contacts en Italie, où vit Moustapha. Moustapha a une maîtrise partielle du français et il a sans doute, sur bien des points, un parcours personnel proche de celui d’Amin. En tous cas, une connaissance particulière et profonde de tout ce dont est fait ce parcours : solitude, à la marge d’un pays que l’on a rejoint par nécessité de survie ; éloignement des siens dont on garde la charge, etc. Dans le film d’ailleurs, différents visages alternent chez lui, suivant les pensées ou les sentiments qui l’habitent : replié ou insondable parfois, ouvert et rayonnant à d’autres moments.
Vous qui travaillez assez peu avec des acteurs confirmés, avez choisi cette fois de collaborer avec Emmanuelle Devos. Pour quelles raisons et qu’a-t-elle apporté dans sa personnalité et son jeu au film ?
J’ai trouvé Emmanuelle très étonnante dans le film de Jérôme Bonnell Le Temps de l’Aventure. Elle y joue une comédienne et il y a en particulier une séquence où elle fait deux prises, l’une après l’autre, lors d’un essai de casting. C’est une séquence sans montage, où elle répond successivement à deux demandes différentes, en portant à chaque fois avec un jeu superbe une séquence pas simple à maîtriser. Pour Amin, peut-être que j’ai été intéressé par le fait qu’elle se trouverait en terrain inconnu, à l’opposé de ce qu’elle avait fait jusque-là. Ça a été le cas, mais j’ai été étonné par à quel point elle ne s’est jamais démontée. Elle reste toujours très pro. Elle peut être pleine d’appréhensions, mais ne les apporte pas dans le travail sur le plateau.
Philippe Faucon filmographie
1989 L’AMOUR Festival de Cannes, Prix Perspective du Cinéma Français
1992 SABINE Téléfilm Arte
1994 MURIEL FAIT LE DÉSESPOIR DE SES PARENTS MURIEL’S PARENTS ARE DESPERATE Téléfilm Arte 1996 MES DIX-SEPT ANS Téléfilm France 2
TOUT N’EST PAS EN NOIR Court-métrage dans le film collectif L’AMOUR EST À RÉINVENTER 1998 LES ÉTRANGERS Téléfilm Arte
2000 SAMIA Festival de Venise, Cinéma du Présent
2002 GRÉGOIRE PEUT MIEUX FAIRE Téléfilm Arte
2005 LA TRAHISON THE BETRAYAL Festival de Toronto
2008 DANS LA VIE TWO LADIES
D’AMOUR ET DE RÉVOLTES Série 4 x 43 min pour Arte
2009 MAKING OFF Court-métrage
2012 LA DÉSINTÉGRATION THE DISINTEGRATION Festival de Venise, Sélection officielle, Hors compétition
2015 FATIMA Festival de Cannes, Quinzaine des réalisateurs
3 César : Meilleur film, meilleure adaptation, meilleur espoir féminin pour Zita Hanrot Prix Louis Delluc du meilleur film
Prix du syndicat français de la Critique du meilleur film
2016 VIVRE Court-métrage
2018 FIERTES Série 3 x 52 min pour Arte
AMIN Festival de Cannes, Quinzaine des réalisateurs