Quand les acteurs ont acquis une certaine aura, ils n’hésitent jamais à changer de registre et à passer de l’autre côté de la caméra. Avec Lost River, Ryan Gosling s’y essaie à son tour. Après d’illustres prédécesseurs comme Clint Eastwood, Robert de Niro pour ne citer qu’eux (la liste étant interminable).
Résumé : Dans une ville qui se meurt, Billy, mère célibataire de deux enfants, est entraînée peu à peu dans les bas-fonds d’un monde sombre et macabre, pendant que Bones, son fils aîné, découvre une route secrète menant à une cité engloutie. Billy et son fils devront aller jusqu’au bout pour que leur famille s’en sorte.
Le cas Ryan Gosling est passionnant. Membre, étant enfant, du Mickey Mouse Club aux côtés d’acolytes qui deviendront eux-aussi célèbres (Britney Spears, Christina Aguilera et surtout Justin Timberlake), l’acteur fait alors plus parler pour son physique avantageux dans les magazines « people » que pour ses rôles de cinéma, sa liaison avec Eva Mendes (vue chez James Gray, Werner Herzog ou Leos Carax) n’arrangeant pas les choses. L’entertainment est joueur et le côté beau gosse a, souvent, bien du mal à disparaître. Or, à y regarder de plus près, sa filmographie convoque essentiellement des prises de risque salvatrices. Certes, le drame N’oublie jamais de Nick Cassavetes a su faire couler des torrents de larmes quand ce n’est pas Crazy Stupid Love de Glenn Ficarra et John Requa qui a su utiliser son physique « photoshopé » (d’après le terme utilisé dans le film par Emma Stone). Le succès, mérité, de Drive de Nicolas Winding Refn a terminé de faire de lui une icône. Pourtant, ne faudrait-il pas rappeler la schizophrénie de Danny Balint (Henry Bean), le délire manipulateur de Calculs meurtriers par Barbet Schröder ou le règlement de compte freudien de Only God Forgives de, toujours lui, Nicolas Winding Refn ? On se trompe sur Ryan Golsing, « sex symbol » dans une paire de projets, alors qu’il est, avant tout, un comédien qui a su choisir ses rôles et s’entourer de cinéastes compétents. Lost River ne fera que nous le rappeler à chaque minute. Simplement, l’apprenti-réalisateur a eu de bons professeurs, c’est certain, et il ne tarde pas à mettre en applications les leçons apprises. Dès lors, quoi de plus normal que de convoquer une représentation qui n’est pas sans rappeler celle de Derek Cianfrance (la sortie entre les deux adolescents qui aurait pu être vue dans Blue Valentine) ou de Nicolas Winding Refn (choix de la bande-originale et des symboliques). Si la nouveauté formelle n’est pas toujours palpable, il faut, néanmoins, reconnaître à Ryan Gosling le fait d’être consciencieux et attentif. Et, cachée derrière des contours arty, c’est une certaine forme d’humilité qui se fait sentir.
Le réalisateur aime le cinéma, la chose est entendue. Plus que la patte de ses maîtres reconnaissable ici ou là, c’est bien l’intégralité du film qui respire une certaine fibre artistique. Acteur influent doté, on s’en doute, d’un réseau important, le cinéaste a su s’entourer des meilleurs à leur poste. Si Johnny Jewel apparaissait comme une évidence pour la bande-son (il est membre des Chromatics et de Desire, présents sur la B.O. de Drive), engager Benoît Debie en tant que directeur de la photographie et la monteuse Valdis Oskarsdottir révèle d’un goût cinématographique prononcé. Le premier nom n’est plus à présenter. Capable de construire une enveloppe à jamais particulière (Calvaire de Fabrice Du Weltz, Irréversible et Enter The Void de Gaspar Noé, Innocence de Lucile Hadzihalilovic, Spring Breakers d’Harmony Korine), Benoît Debie est bien l’un de ces artisans de plateau de tournage qui sont devenus des stars. Au même titre que Roger Deakins, Emmanuel Lubezki ou Harris Savides pour les plus contemporains. Il est alors inutile de préciser que son travail sur Lost River est sublime et vient prouver, encore une fois, le génie du technicien belge. Qui peut se targuer de faire aussi magnifiquement ressortir le fluorescent, vecteur d’état d’âme, de faire aussi magnifiquement ressortir le feu comme élément purificateur, de faire aussi magnifiquement ressortir le flou en tant qu’obstruction de l’espace ? Ils ne sont finalement que très peu et chaque parti-pris impose clairement une signification. A ses côtés, le générique propose Valdis Oskarsdottir déjà vue chez des cinéastes iconoclastes tels que Thomas Vinterberg (Festen), Harmony Korine (Julien Donkey-Boy), Gus Van Sant (A La rencontre de Forrester) ou Michel Gondry (Eternal Sunshine Of The Spotless Mind). Le choix de ces deux artistes n’est, évidemment, pas anodin. Ryan Gosling veut des artistes pour qu’il puisse sereinement aborder la cohérence de son projet bâti sur un terreau fort mais éminemment casse-gueule : une atmosphère unique.
Lost River est un premier film réalisé par un acteur suffisamment ambitieux et confiant pour s’attaquer également à l’écriture. Oeuvre d’ambiance plus que de narration, le métrage n’a pas pour vocation de proposer une histoire classique. A ce titre, les problématiques ne seront jamais totalement résolues et les parcours des personnages n’apparaitront pas toujours clairement. Loin d’être d’une tare, ce dispositif propice à la réflexion permet surtout au spectateur de se sentir impliqué dans un film qui pourrait rebuter, ne serait-ce que par son rythme lancinant. Néanmoins, derrière cette belle déclaration d’intention, un doute subsiste : Lost River arrive-t-il à raconter quelque chose ? La réponse est, bien entendu, affirmative. Et c’est l’introduction qui va nous donner des clés de la compréhension. Avec cette succession de plans fixes superbement cadrés – comme le reste du film d’ailleurs – montrant des éléments urbains en totale décomposition, Ryan Gosling veut clairement et directement nous plonger dans l’enfer d’un espace massacré. Le reste du projet ne viendra que confirmer cette orientation avec ces gueules cassées errantes ou ces activités professionnelles déshumanisantes. Une telle démarche, en 2015, n’est pas fortuite et le message est évident. Lost River n’est, en définitive, que la métaphore de toute une partie des Etats-Unis qui se meurt, Detroit, cité prise comme modèle par le réalisateur, étant une tête de gondole des plus impressionnantes de ce dramatique état de fait. Ainsi, le film, dans sa représentation, se rapproche du Only Lovers Left Alive de Jim Jarmush ou du Cogan : Killing Them Softly d’Andrew Dominik dans ce courant du cinéma américain contemporain qui a pris la crise économique comme matériau. « Quand la légende est plus belle que la réalité, il faut imprimer la légende » disait en substance l’immense John Ford, cinéaste de la mythologie américaine. Mais de quelle légende parle-t-on ? Où est donc ce Rêve américain, voie de recours essentielle à la bonne santé d’un pays, d’un peuple et d’une culture ? Les Etats-Unis n’ont, en fait, plus rien à offrir et les cinéastes ne le savent que trop bien. Plus de mythologie. Seulement une réalité détestable. La crise, palpable, a été plus forte que l’esprit, définitivement envolé.
Que faire pour s’en sortir ? Revenir aux bases pourrait être une idée. Et c’est un plan au début du film qui va nous le faire comprendre. D’une construction exemplaire, l’image de ce jeune homme en dehors du cadre de la maison d’un ancien qui fuit la misère veut avant tout montrer un refus de la fatalité. En bon Américain, il sait que seule l’action va pouvoir sortir l’espace et l’humain de leurs torpeurs. Ainsi, Lost River pourrait-il se voir comme un film représentant la Genèse nouvelle d’un pays qui aura su vaincre ses propres démons. A ce titre, le poids des éléments physiques est superbement palpable et des idées fabuleuses (sublimes réverbères !) viennent irriguer cette aventure. La thématique, typiquement américaine, pourrait apparaître, cependant, bien trop classique pour un réalisateur qui veut aller définitivement ailleurs. Dès lors, son scénario va constamment s’appliquer, encore une fois, à ne pas conclure ses ouvertures et sa fin va rester, en toute logique, très ouverte. Le réalisateur flirte avec les limites de l’abstraction et, si le spectateur peut se sentir dérouté, il ne faut pas oublier le fait que l’acteur Ryan Gosling a joué dans des projets pointus, Ryan Gosling, l’apprenti-cinéaste veille a en faire de même…
Pourtant, tout ceci ne permet pas à Lost River d’être un excellent film. La faute en revient à l’excès de générosité de son instigateur. Sincère dans son amour du cinéma et dans l’utilisation de l’influence comme boite à outil, Ryan Gosling a simplement oublié de faire la part des choses. En effet, le métrage regorge, jusque dans ses moindres recoins, de clins d’oeil, plus ou moins grossiers au Septième Art. Ici, du Jarmush, du Dominik, du Malick, du Cianfrance et du Refn. Certes. Mais là, du Zombie, du Bava, du Argento, du Fincher, du Kubrick, du Lynch… Inutile de faire une liste exhaustive, la démarche prendrait bien trop de temps. La conclusion s’avère terrible : le projet ne devient alors qu’un patchwork inutile et toutes les idées qui secouent le projet ont déjà été vues ailleurs. Cette attitude est dommageable tant les images arrivent, pourtant, à rester dans le souvenir d’un spectateur qui finit par se demander où est passé Ryan Gosling. En montrant ses références, il a trop voulu jouer avec sa tête (et sa cinéphilie) et pas assez avec son cœur (son intimité), démarche paradoxale au regard de l’émotion injectée dans le projet. Dès lors, il devient difficile d’appréhender Lost River tant le grand écart dans la démarche semble réduire à presque rien toute la bonne volonté du réalisateur.
Avec Lost River, Ryan Gosling signe, néanmoins, une première livraison des plus encourageantes et peu de débutants peuvent se vanter de telles envie et ambitions. A lui maintenant de trouver une voie plus personnelle en délaissant ses maîtres. Il a su construire une filmographie intéressante en tant qu’acteur. Nul doute qu’il y arrivera en tant que réalisateur.
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