100 milliards d’euros : c’est le montant annuel estimé de l’évasion fiscale en France. Yannick Kergoat (documentariste, Les Nouveaux Chiens de Garde), Denis Robert (journaliste d’investigation) et Bertrand Faivre (producteur) ont décidé d’en faire le sujet d’un documentaire intitulé La (très) grande évasion, malgré les murs qui s’érigent face à leur projet…
Sous la plage, les pavés. Yannick Kergoat et Denis Robert vont enquêter sur ces « paradis » qui ressemblent davantage à des « enfers » pour l’égalité… Un « pognon de dingue » qui s’envole vers des paradis fiscaux pour esquiver les impôts. Sujet éludé par la majorité politique, il l’est de moins en moins par les citoyens français qui, plus que jamais, réclament la justice fiscale.
En 2012, Yannick Kergoat (avec Gilles Balbastre) exhibait déjà, avec son documentaire Les nouveaux chiens de garde, les étonnantes connivences entre monde médiatique et pouvoir politique français. Malgré une distribution hors des « grands circuits » (UGC, Gaumont, MK2, etc.) ce documentaire a totalisé 250 000 entrées en salles : un véritable succès et la preuve qu’un cinéma alternatif et engagé peut marcher en France.
Rebelote en 2019, cette fois-ci accompagné par Denis Robert, journaliste d’investigation. Le projet intitulé La (très) grande évasion est ambitieux : « traquer les circuits de l’évasion fiscale et décrypter les mécanismes de la fraude XXL ». « Notre projet est de montrer comment ces affaires — présentées comme des cas isolés — sont d’abord le produit d’une organisation de l’économie, de la société et de la vie politique ». Ce documentaire se veut un « film de combat », non pas un film de plus, mais « LE film sur le sujet ».
« C’est la mère de toutes les batailles pour l’égalité » Bertrand Faivre, producteur.
À leurs côtés dans cette aventure plus que cinématographique, le producteur Bertrand Faivre (société The Bureau : Ni juge ni soumise ; Une vie ailleurs ; Sky,.) hérite d’une tâche ardue : celle de trouver l’argent pour financer un film que certaines personnes préféreraient ne pas voir sortir…
“Si la télévision refuse de faire ce travail et qu’Internet éparpille l’information, la salle de cinéma, elle, est un espace d’échanges et de débats.” La (très) grande évasion.
Et pour cause, La (très) grande évasion a tôt connu de sérieux revers dans sa quête de financement ; ce que Yannick K. et Denis R. commentent ironiquement : « Nous n’avons jamais reçu réponse plus rapide des groupes de médias (privés et publics) : ça a été “non” tout de suite. Pas tellement étonnant quand on sait à qui ils appartiennent – ou qui les dirige », à savoir des patrons du CAC 40, pour la plupart d’entre eux. Le sujet serait-il sensible ? La volonté de l’équipe en est décuplée.
La porte d’entrée étant fermée, les trois comparses décident de passer par la cheminée. Ils créent début janvier 2019 une campagne de crowdfunding sur la plateforme KissKissBankBank, espérant récolter au moins 100 000 € de dons en cinq semaines. « C’est la somme minimale pour lancer le tournage », affirme Bertrand Faivre, qui a financé l’écriture et la conception du film. La production du film devrait coûter au total 700 000 € — somme ordinaire pour une production de ce genre.
Le crowdfunding doit servir à financer une partie du film (tournage, montage, équipes…), mais aussi à démontrer aux éventuels investisseurs que le film suscite l’intérêt d’un public, garantissant un minimum de retour sur investissement une fois le film distribué. Objectif atteint : à quelques jours de la fin du projet de financement participatif, le projet KissKissBankBank totalisait déjà 135 000 € de dons, effectués par plus de 4000 contributeurs particuliers. L’équipe du film commente sur la plateforme : « Votre soutien est un formidable encouragement et montre que nous partageons cette volonté de mettre la question de la justice fiscale au cœur du débat public ». Ils engagent toutefois leurs soutiens à poursuivre l’effort de financement participatif, soulignant « qu’avec plus d’argent, on fait mieux et plus ». Ils espèrent atteindre les 200 000 € avant le 15 février, date de début du tournage. Pour le reste du budget, les recherches continuent…
Notre entretien avec Bertrand Faivre, producteur de La (très) grande évasion.
Unidivers : Pourquoi vouloir produire ce film ?
Bertrand Faivre : C’est un problème auquel je m’intéresse depuis longtemps. J’ai été un des premiers à prendre ma carte chez ATTAC (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne). Quand on discute avec Yannick et Denis des différents problèmes dans le monde, on en revient toujours à ce sujet, central selon nous, qu’est l’évasion fiscale. C’est la mère de toutes les batailles autour de l’égalité.
Unidivers : Quelle peut être l’utilité d’une telle œuvre ?
Bertrand Faivre : On ne le fait pas pour révéler des faits. Les journalistes d’investigation le font très bien (Panama Papers, LuxLeaks, etc.). On ne le fait pas non plus pour dire « l’évasion fiscale c’est mal », c’est évident. Mais un film, davantage qu’une émission ou un livre peut faire bouger les lignes, car il est promu dans des conditions telles qu’il entre vite dans le débat de société. On peut organiser des projections partout, des ciné-débats peuvent s’organiser, et après ça les gens en discutent entre eux. C’est un formidable outil de réflexion collective.
Unidivers : Imaginez-vous votre film capable de faire bouger les lignes ?
Bertrand Faivre : Il y a des exemples de fictions qui ont impacté le réel. En 2006, le film Indigènes a contribué à revaloriser les pensions des anciens combattants étrangers. En 2009, le film Welcome, que j’ai co-produit, a relancé le débat concernant le délit de solidarité et a permis l’adoucissement de la loi… Le film est un outil démocratique.
Concernant l’évasion fiscale, qui est un problème international, on veut surtout proposer des pistes de réflexion au public. Lui donner la possibilité de s’emparer du film, d’organiser des débats. D’un côté, on a envie de permettre à des gens qui ne savent pas trop de quoi il retourne de s’informer sur le sujet. Et de l’ autre, on veut faire un film agréable à regarder pour ceux qui sont déjà au courant du problème.
Unidivers : Comment se passe le financement du film jusqu’ici ?
Bertrand Faivre : Les chaînes de télévision publiques et privées (qui sont les principaux investisseurs du cinéma français) nous ont opposé un “non” radical. Ce n’est pas étonnant quand on sait qu’elles appartiennent presque toutes à des patrons du CAC 40. On a enfin obtenu l’avance sur recette du CNC… au bout du 4e coup ! On les a eus à l’usure. Wild Bunch (société de distribution indépendante) investit en privé dans le film, tout comme moi, via ma société de production The Bureau.
Unidivers : Et le financement participatif ?
Bertrand Faivre : On n’aurait pas fait un crowdfunding si ce n’était pas nécessaire. Au-delà de la somme cumulée (135 000€ déjà, et il reste quelques jours), c’est un argument que l’on peut faire valoir face à des investisseurs : “regardez, on a déjà 4000 personnes qui ont investi dans notre projet”. C’est la preuve d’un intérêt du public. Cela garantit que le film sera suivi. C’est aussi un moyen de créer une communauté active, qui va potentiellement communiquer autour du film.
Unidivers : Vous investissez, tout comme Yannick K. et Denis R., votre propre salaire dans le budget du film… pourquoi ce geste ?
Bertrand Faivre : Le budget du film, j’y investirai forcément mon salaire, car on ne sera pas assez financé pour me rémunérer. Mais ce n’est pas grave, c’est un sacrifice très relatif, car j’ai d’autres moyens de subsistance. Le système a roulé pour moi, j’ai une société qui tourne bien. Alors je fais ce que je peux pour que ça roule pour d’autres. De toute manière, la peur n’est pas une bonne conseillère.
Unidivers : Pouvez-vous nous résumer le contenu du film ?
Bertrand Faivre : Le film sera constitué de trois parties. Une première partie sur l’évasion fiscale elle-même. On y fera le tour de ce qui se fait en matière d’évasion fiscale dans le monde, de l’optimisation immorale à la fraude illégale. Une seconde partie sur les scandales révélés ces dernières années ; et sur ce qui fait que, malgré toutes les alertes, rien ne change. Enfin, une troisième partie dédiée à ce que l’on pourrait proposer comme solutions ou comme pistes d’action pour contrer l’évasion des capitaux.
Nous allons rencontrer énormément de spécialistes, partout dans le monde, qui connaissent ce sujet bien mieux que nous. Le but n’est pas de délivrer des idées partisanes, mais d’explorer tous les moyens qui s’offrent à nous dans ce combat. Plus on aura de financements, plus longtemps nous pourrons prolonger notre investigation et plus profonde sera la réflexion que nous proposerons.
Projet KissKissBankBank
Page Facebook
Samedi 9 février, de 12h à 13h, Yannick Kergoat organise un direct Facebook pour répondre à toutes vos questions sur le projet.
La (très) grande évasion
Réalisateurs : Yannick Kergoat & Denis Robert
Producteur : Bertrand Faivre (The Bureau)