DEUX SIÈCLES APRÈS, FLAUBERT PAR LUI-MÊME ET PAR RÉGIS JAUFFRET

Les années 2020 et 2021 sont celles de deux commémorations d’un seul et même homme : l’ermite de Croisset, le grand Flaubert, naissait le 12 décembre 1821 de l’union d’un père chirurgien en chef de l’hôpital de Rouen, Achille Cléophas Flaubert et d’Anne Justine Caroline Fleuriot, fille d’un médecin de Pont-L’Evêque. La mort surprit ce « géant à teint apoplectique et à moustaches de guerrier mongol » (François Coppée) le 8 mai 1880, plongé dans son dernier bain, anéanti par une hémorragie cérébrale.

Régis Jauffret qui a tant écrit sur de multiples vies minuscules tout à la fois fascinantes, cruelles, monstrueuses, toutes représentations d’une humanité minée par la folie et le désespoir (Microfictions), ou ancrées dans des faits divers (Sévère, Claustria, La Ballade de Rikers Island…), s’est penché cette fois sur le Maître du roman du XIXe siècle français. Pas pour en faire une énième biographie – d’autres l’ont fait abondamment et brillamment avant lui, s’est-il dit – mais pour se glisser dans la peau du grand homme d’abord, pour mieux l’observer ensuite.

D’où cette construction littéraire qu’on appelle « exofiction », catégorie de roman inspiré de la vie d’un personnage réel, autorisant des inventions et réécritures de dialogues et de monologues prêtés outre-tombe et par-dessus les siècles au glorieux rouennais en l’occurrence qui, d’entrée de jeu, va déclarant tout net et tout droit par la voix de Jauffret : « Un défunt ne prend pas la peine de se manifester pour reproduire Wikipedia. Je vous donne ici des phrases de mon cru dont le plus souvent vous ne trouverez trace ni dans mes œuvres ni dans ma correspondance ni d’une façon générale dans aucune archive. Deux siècles après sa naissance un auteur doit se renouveler. »

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Gustave Flaubert (1821 – 1880)

Le nouveau roman de Jauffret participe donc d’une construction à deux faces ou deux voix. Jauffret est ainsi acteur d’abord, spectateur ensuite : il se glisse dans la peau du grand Gustave s’agitant sur la scène de sa vie et puis descend des tréteaux et se fait alors spectateur. La première partie, la plus longue, est intitulée « Je » et la seconde « Il » à laquelle succède un « chutier » où Jauffret développe paragraphes et phrases qu’il n’a pu insérer dans les deux parties précédentes de son texte, son « chutier » n’étant pas loin d’être son « chantier » de romancier.

Jauffret s’il n’est dans la posture d’un biographe précis et érudit est malgré tout connaisseur impressionnant de la vie du Maître. Tout y passe, de ses amours d’enfant à ses amours d’amant, et d’abord l’amour qui l’attacha à sa mère sa vie durant : « Après le décès de mon père j’ai pris l’habitude de pénétrer dans sa chambre sur la pointe des pieds quand je rentrais tard à la maison pour effleurer sa joue d’un baiser et l’entendre murmurer Bonsoir, mon Gustave entre deux bouffées de sommeil. Il en fut ainsi jusqu’à la fin de sa vie. » Une mère qui avait toujours rêvé de le marier, et, ajoute Jauffret, « le voir jeter sa semence dans un ventre fécond comme l’avaient toujours fait les mâles de la famille. » Peine perdue avec cet obstiné du célibat et de la non-paternité.

L’autre amour de Gustave fut celui qu’il voua à sa sœur Caroline : « Moi qui ai toujours refusé d’être père, ma sœur m’a fait oncle. […] Un bouquet de Caroline orna ma vie.” Une autre Caroline en effet, fille de sa sœur, ajouta à son bonheur: « Je lui enseignais l’histoire, elle m’appelait son Vieux et je lui donnais du mon Lou. » Elle fut mariée contre son gré et à la hâte au riche Ernest Commanville. Gustave, d’ailleurs, n’y fut pas étranger. Le couple de fortune – c’est bien le mot – profitera vilement de la gloire de l’oncle Gustave et ira s’enquérir des moindres manuscrits inédits dénichés dans son cabinet de travail « qui les feraient millionnaires », à peine refroidi le corps du défunt écrivain.

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Image tirée du film Madame Bovary de Chabrol (1990). Isabelle Huppert dans le rôle de Madame Bovary.

L’amour qu’il voua aussi à ses personnages l’a marqué durablement jusqu’à l’obsession. Obsession de Madame Bovary d’abord, présente dès les premières pages du livre de Jauffret, silhouette dépenaillée, pitoyable et impitoyable – « Vous m’avez percluse de dettes, je me vêts de rataillons » – surgie des enivrantes vapeurs d’un bain à brûler la couenne comme les affectionnait le gras mais frileux Gustave, alors immergé en plein et « violent accès de béatitude. »

La persistance délirante et hallucinée à retrouver ses créatures ne s’arrêtait pas à Emma : « Lors de mon dernier voyage à Paris j’avais aussi croisé Bouvard et Pécuchet progressant bras dessus bras dessous boulevard Bourdon mais trop occupés à discuter du kantisme ils n’ont pas reconnu ce volumineux monsieur épuisé qui depuis plusieurs années déjà les pissait jour et nuit comme de grossiers calculs qui lui déchiraient l’urètre. » Mais c’est Emma, tel un spectre, qui le poursuit : « Avec l’obstination de ces fantômes écossais qui poursuivent les châtelains en faisant bruire leurs chaînes comme des serpents à sonnette leur saint-frusquin. Sans compter que lorsque je déambulais dans les rues de Rouen on me demandait à tout bout de champ de ses nouvelles comme si j’avais été son beau-frère. »

Elisa Schlésinger
Elisa Schlésinger (1810-1888)

Emma l’obsède, en effet. Il est vrai aussi que les femmes de chair et de sang ont troublé très vite et très tôt le jeune Gustave. Un matin de juillet 1836, l’adolescent, débordant de sève, est foudroyé par l’apparition très incarnée, celle-là, d’Elisa Schlésinger, jeune fille émergeant face à lui des flots de la plage de Trouville. « Quand l’espace d’un instant elle se retourna je raflai d’un œil habile l’image de son derrière large, bombée dont la raie semblait profonde entre les joues que j’imaginais pomponnées de rose comme celles d’un visage de chérubin. […] Ce fut la seule occasion de mon existence où en l’absence de tout contact physique un être humain déclencha en moi le processus de jouissance. » La vie de cette femme, devenue plus tard égérie de Flaubert et modèle romanesque, fut un défilé de drames amoureux et de déboires conjugaux, à commencer par son premier mariage avec Emile-Jacques Judée, sous-lieutenant de son état, soudard parmi les soudards invités à la noce qui firent subir à la malheureuse les affronts répétés d’épouvantables violences sexuelles sous les yeux d’un pleutre de mari, pas moins aviné que la « glorieuse » assemblée de ses convives bottés et débraguettés. Après la mort prématurée de son mari, Elisa trouvera des bras bienveillants et amoureux en la personne du riche Maurice Schlesinger, « libre penseur d’origine juive qui accepte de se convertir pour offrir un mariage catholique à cette femme demeurée fermement croyante malgré les vicissitudes. » Les viols de son jour de noces ne cesseront pourtant de la hanter et elle finira « son existence dans une maison de fous. »

D’autres femmes croisèrent le regard et tapèrent dans l’œil de Gustave : Louise Collet, femme de lettres, mondaine, parisienne et séductrice, fut de celles-là et l’écrivain fit « partie du troupeau de ses amants. » Leurs liens, de cœur et de chair, furent épisodiques : « Louise voyait sa modiste plus souvent que moi et je poussais plus fréquemment l’échoppe de mon cordonnier que mon bonhomme dans son saint-sacrement » Franc et paillard, le vaillant Gustave quand il parle d’elle et de leur « orgasme concomitant, point culminant d’une masturbation dont elle était l’étui et moi le Montecristo » ! Et il n’est pas le seul à se régaler ainsi des visages et des corps de jeunes filles : son ami Louis Bouilhet apercevant chez lui la nouvelle gouvernante de sa nièce Caroline, Juliet Herbert, débarquée de Londres en octobre 1854, se mit dans un drôle d’état, sexe érigé et douloureux « à ce point marmoréen », fit-il remarquer à l’ami Gustave, bien amusé !

Décidément les amis de Flaubert étaient de fichus gaillards. Et Gustave ne fut pas en reste, lui non plus, avec la jeune anglaise : « Mon regard agaçait volontiers son corsage ». Elle le remarqua bien vite et sans longtemps se faire prier jeta plus d’une fois dans son lit le bouillant écrivain.

Bouillant, et tout autant sensible aux âmes masculines, Gustave s’épanchera aussi sur l’épaule puis dans les bras de son ami Alfred Le Poittevin qui le consolera de son impossible amour pour Elisa. Et « à mon retour de Trouville, d’amis nous sommes devenus amants[…] Et quand Alfred mourut c’est dans ses bras que je pleurai cet homme dont j’étais veuf. »

Maxime Du Camp
Maxime Du Camp (1822-1894)

Maxime du Camp, sur les routes d’Egypte, sera son autre amour viril et, la mort approchant, Gustave se souviendra des cieux étoilés de l’Afrique sous lesquels « ils s’endormaient épuisés, enlacés sur le pont dans la nuit fraîche tandis que silencieuse comme un crocodile la cange avançait sur le Nil. »

Le prude XIXe siècle stigmatisera l’homosexualité « dont la psychiatrie naissante s’empara bientôt pour créer un syndrome, une déviance, pas même un vice, plutôt une dégradante maladie. » Et les amours masculines devront s’effacer devant les unions plus courantes et moins « irrégulières » d’un homme et d’une femme. À la condition toutefois qu’elles n’engagent pas de couples adultérins que l’époque et la censure ne supportaient pas. Le procès de Madame Bovary fut là pour le rappeler à Flaubert. Coucher avec une mineure pouvait passer en ce temps pour vice acceptable mais se compromettre avec une femme mariée, « horresco referens » ! Autres temps autres mœurs : « Toute morale varie, bien fol est qui s’y fie. »

Le temps passant, et les mauvaises fortunes s’accumulant, le vieux Gustave finira dans la gêne. Et c’est la nièce Caroline – « femme mariée sans amour » – qui touchera cupidement les loyers d’« un oncle devenu rentable comme une fabrique dont la matière première, le travail et les murs étaient à jamais payés. »

Regret aussi pour Gustave d’une vie si vite et si mal achevée. Bouvard et Pécuchet attendront toujours leur deuxième tome. Mais qu’importe le grand œuvre après tout, c’est la vie qui s’en va et conduit au trépas qui assombrit désormais Gustave. « Toujours vaut mieux exister que ne pas » se dit-il, et il revoit le film de son existence, « le grand défilé des êtres qui ont traversé sa vie.[…] Pour la première fois, il voit le temps, passant, passé, le temps qui devant lui danse sur les pointes comme une ballerine, virevolte, se prend pour l’éternité. Pour la première fois il était terrifié par le néant. […] Il échangerait soudain tous ses livres contre un matin neuf, […] ses œuvres complètes contre une seule minute. »

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La maison de Flaubert à Croisset (Seine-Maritime) avec, à gauche, le pavillon qui lui servait de cabinet de travail. Peinture (1897) de René Thomsen. (Bibliothèque municipale de Rouen.)

Devant le corps sans vie du Maître, deux orphelins, Maupassant, le fils spirituel, et Julio, le chien de Gustave, étaient bien tristes. « À part ces deux êtres seul le ciel obstinément gris depuis l’orage semblait en deuil. » Caroline et Ernest, pas loin de festoyer, tentaient de donner le change…

Ce livre vibrant, caracolant, sensuel, lumineux et sombre tour à tour, à l’image de la vie de Flaubert, est passionnant. « Un romancier est un comédien qui arrive sur scène, s’aperçoit qu´il ne se souvient plus de son texte et en improvise un autre » a déclaré l’auteur en interview. Cette improvisation-là a produit ce qui est bien près d’être un chef d’œuvre.

Le dernier bain de Gustave Flaubert, de Régis Jauffret, Seuil, 2021, 328 p., ISBN 978.2.02.145366.9, prix : 21 euros.

Interview de Régis Jauffret à écouter sur ce site:

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