La Fondation Vuitton a connu une inauguration enjouée le 20 octobre 2014. Décidément, cette année aura développé l’esprit happy venu d’outre-Atlantique. Preuve par l’architecture avec Franck Gehry qui nous fait décoller vers une émotion pure avec sa création pour la Fondation Louis Vuitton. Rappel du parcours de Franck Gehry et rencontre avec Jean-Paul Claverie, l’homme aux commandes du projet.
Certains y voient un nuage, d’autres une chrysalide ou un oiseau géant, un navire fantasy ou, plus simplement, un iceberg. La géométrie complexe et savante du bâtiment renvoie certes au cubisme de Braque ou Picasso ; et çà tombe bien, puisque le rôle de ce lieu est de présenter de… l’art. Jean-Paul Claverie y voit, lui, le « triomphe de l’utopie ». Le Rennais d’origine se souvient de sa première rencontre avec Bernard Arnault : « C’était le 28 août 1990. Je travaillais alors au Ministère de la Culture (époque Jack Lang) ; à l’occasion d’un déjeuner auquel il m’avait convié, nous avons abordé l’idée d’une Fondation. Quelques mois plus tard, il me proposa de le rejoindre au sein du Groupe LVMH ».
La genèse du projet
Au cours des nombreuses discussions qui suivirent, mûrit l’idée d’une Fondation mettant en œuvre et pérennisant un programme artistique, culturel et éducatif. Le rêve mettra plus de vingt ans à se réaliser – au cours desquels la Fondation a mené près de 40 projets qui constituent son socle identitaire. Pour Bernard Arnault, ce projet devait voir le jour à Paris. Encore fallait-il trouver un lieu emblématique. « Le Jardin d’Acclimatation du bois de Boulogne est apparu opportun », poursuit Jean-Paul Claverie, car « il évoque la magie du monde de l’enfance et de la ville de la fin du XIXe siècle. LVMH détenait la concession du Jardin d’Acclimatation grâce à l’achat qu’en fit Marcel Boussac dans les années 50, peu de temps après sa rencontre en 1947 avec Christian Dior et la création de sa célèbre Maison – que Bernard Arnault acquit dans les années 80 ».
Voilà pour le terrain. Restent la compatibilité avec les règles d’urbanisme et la faisabilité de construction sur ce site classé et protégé. La destruction de bâtiments existants pour une reconstruction au mètre carré près et la reprise du Bowling de Paris, amianté et insalubre (avenue du Mahatma Gandhi) font avancer le rêve, qui occupera l’emplacement précis de l’aquarium et du palmarium édifiés sous Napoléon III – gigantesque serre comparable au Grand Palais qui inspira aussi Frank Gehry.
Pourquoi Frank Gehry ?
Passionné d’architecture, Bernard Arnault a fait travailler une nouvelle génération d’architectes à la conception de ses magasins à travers le monde. Jean-Paul Claverie a eu l’intuition des affinités existant entre les travaux de l’un et la vision de l’autre pour « la Fondation » : « Je n’ai eu de cesse – explique-t-il à Unidivers – qu’il découvre le musée Guggenheim de Bilbao. C’était le 24 novembre 2001. Je l’entends encore me confier : « Comment quelqu’un a-t-il pu imaginer quelque chose d’aussi incroyable ? Et surtout le réaliser? ». Ce choc esthétique et émotionnel est fondateur du projet.
Sur le chemin du retour à Paris, il me fit part de son désir de rencontrer Gehry dès que possible. L’entrevue eut lieu en décembre 2001, à New York. Les deux hommes se quittèrent avec la perspective de se retrouver à Paris, en février 2002. La visite au Jardin d’Acclimatation enchanta Frank dont j’ai pu mesurer l’étendue de la culture française. Spontanément, il évoqua Proust et les grandes architectures de fer et de verre du siècle de la révolution industrielle. La troisième étape débuta dans l’avion qui ramenait Frank à Los Angeles. Pendant les onze heures du vol, il noircit tout un carnet avec une volée de croquis qu’il prétendait involontaires, comme issus d’une sorte de «pellicule photographique» intérieure, sans a priori trop dogmatiques ». Gehry disait «Je me contente de regarder ce que j’ai devant les yeux. Ensuite, tout ce que je fais, c’est réagir. Dessiner me rend heureux. De là, on va vers la maquette. Puis viennent l’ordinateur et, enfin, l’atelier». Jean-Paul Claverie souligne la qualité, à son sens si rare, de la relation humaine que Gehry a tissée avec chaque personne impliquée dans le projet. Un mot de Frank résume tout : «If you are happy, it makes me happy ».
Happy/unhappy ?
Né en 1929 à Toronto dans une famille juive polonaise, Frank Gehry a implanté son agence d’architecture en Californie. La reconnaissance internationale lui est venue en 1989 avec le Vitra Design Museum (à Weil am Rhein, près de Bâle). Comme un bonheur n’arrive jamais seul, il reçoit presque simultanément le prestigieux Pritzker Prize. En 1997 l’ouverture du Musée Guggenheim à Bilbao consacre son immense célébrité. Notons qu’il avait été présélectionné pour le projet du NEC, futurs Champs-Libres à Rennes (encore un rendez-vous manqué pour la capitale bretonne !). Fait rare, Paris lui rend un double hommage puisqu’une exposition lui est consacrée actuellement au Centre Pompidou.
À 85 ans, Gehry a donc cette chance de pouvoir rembarrer vertement les fâcheux. Ainsi, la semaine dernière, lors d’une conférence de presse à Oviedo, il a sobrement et silencieusement fait un doigt d’honneur au journaliste qui qualifiait son travail d’« architecture spectacle ». Ajoutant ensuite : « Dans ce monde, 98% des bâtiments que l’on construit, c’est de la merde. » Là, nous sommes incontestablement d’accord et dans… la crème de la crème. Et comme toute crème, cela a un coût. How much ? Chiffre officiel : 100 millions d’euros. Cela semble ridiculement bas quand on sait qu’il s’agit du coût annoncé pour le futur et petit centre des congrès de Rennes ! Alors toutes les élucubrations sont permises, de 500 millions à… plus d’un milliard d’euros ! Quoi qu’il en soit, le bâtiment reviendra à la ville de Paris dans cinquante ans. Gageons que d’ici là, il va drainer des millions de…visiteurs ! A l’image du Guggenheim de Bilbao.
L’exposition
Pour la première phase d’ouverture (24 octobre – 24 novembre 2014), le parcours de la Fondation Vuitton est centré sur la découverte de l’architecture de Frank Gehry. On y découvre aussi un choix d’œuvres emblématiques, qui s’est constitué autour de quatre lignes : contemplatif, popiste, expressionniste et musique/son. Petit tour.
Isa Genzken, Rose II
L’immense rose d’Isa Genzken s’offre au visiteur dans le hall, lui offrant par sa taille spectaculaire un geste d’hommage communautaire là où habituellement il est d’ordre privé.
Christian Boltanski, 6 septembre
Réalisée à partir d’archives de l’Institut National de l’Audiovisuel, la vidéo fait défiler sur trois écrans, hyper rapidement, des actus du cinéma et de la télé, recensant des événements ayant eu lieu un 6 septembre (jour de naissance de l’artiste) de 1944 à 2004. Le spectateur peut arrêter d’un simple geste le flot d’images qui défilent sans jamais arriver à le juguler. Belle réflexion sur la vacuité du monde.
John Giorno Dial-A-Poem
Figure culte de l’underground new-yorkais, le poète John Giorno créa Dial-A-Poem, le premier service poétique par téléphone. Pendant plus de quatre ans, en composant le 212 628 0400, on pouvait entendre un poème lu et enregistré par des artistes et des poètes allant de John Ashberry à Bobby Seale. Expérience à revivre ici avec une installation de quatre vieux téléphones en bakélite reliés à deux cents poèmes enregistrés et déclenchés au hasard.
Pierre Huyghe, A journey that wasn’t
Réalisé à partir de deux phases d’un même projet, ce film plonge le spectateur dans une odyssée aussi bien visuelle que sonore. Pierre Huyghe a participé à l’expédition de Tara (l’ancien voilier de Jean-Louis Étienne) en Antarctique où il convertit la forme de l’île en amplitudes sonores et lumineuses, sous l’œil attentif… d’un pingouin albinos ! L’autre phase se déroule sur la patinoire de Central Park à New York où un pingouin automate se déplace pendant qu’un orchestre symphonique interprète la composition musicale.
Ellsworth Kelly
Ces peintures sont formées de deux panneaux joints : sur un monochrome blanc, accroché parallèlement au mur, se superpose une surface colorée, qui s’inscrit dans les dimensions du précédent ou l’excède légèrement. Au contraste des couleurs s’ajoute celui de l’épaisseur des deux toiles et les variations de coupe. Caractéristique, la géométrie s’accompagne d’une subtile déstabilisation optique.
Bertrand Lavier, Empress of India
Empress of India II est la version lumineuse d’une peinture éponyme de Frank Stella datée de 1967. Lavier transpose en néons colorés des peintures à bandes de l’emblématique série des Notched V Paintings, commencée en 1964. La démarche très popiste insuffle une vitalité nouvelle en s’appropriant les codes esthétiques de la publicité urbaine.
Gerhard Richter
La galerie 5, consacrée aux œuvres de Gerhard Richter, présente aussi bien des œuvres à la touche lissée, reproduisant des photographies, que des toiles relevant de l’exploration de l’abstraction. Gerhard Richter en explore les possibilités depuis 1964. Rare ou discrète jusqu’en 1971, la couleur devient généreuse à partir de 1979. Avec Wald (1990), un ample mouvement horizontal déchire un épais voile noir pour laisser percer des strates successives de couleurs vives (jaune, bleu, rouge). Une appétence pour la profusion que l’artiste contrebalance par des tableaux presque monochromes – superbe série Weiss réalisée en 2006.
La deuxième phase présentera un ensemble plus important d’œuvres d’artistes contemporains incontournables. Citons Ed Atkins, Maurizio Cattelan, Alberto Giacometti, Rachel Harrison, Annette Messager, Wolfgang Tillmans, Nam June Paik, Giuseppe Penone, Sigmar Polke, Akram Zaatari… Quant à la troisième phrase, on peut espérer qu’elle présentera en sus des names names names de talentueux artistes encore peu connus. Rendez-vous le 17 décembre !