Après une absence de quatre ans, Thomas Pynchon, le plus secret des écrivains contemporains revient avec Fonds perdus, traduit par Nicolas Richard pour le Seuil. Où l’on suit, à New York, entre l’éclatement de la bulle Internet et la chute du Word Trade Center, le parcours chaotique de Maxine, inspectrice des fraudes free-lance, au cœur du Web Profond, « interzone quasi inaccessible, refuge des hackers anarchistes, des cybervoyous et des âmes perdues ». Un incontournable de la rentrée littéraire 2014.
Thomas Pynchon demeure aussi énigmatique que son œuvre. Une seule entrevue donnée dans sa carrière, une seule photographie en noir et blanc datée de ses études de génie physique à Cornell, des traces et des archives qui disparaissent mystérieusement. Le reste ? Du silence et une œuvre complexe, foisonnante. Lire un Pynchon, c’est accepter de se laisser perdre dans un flux nominal délirant et ce que l’on pourrait appeler une poétique de la paranoïa. Le lecteur, face à cette œuvre comme à celles, pour rester dans le champ de la littérature anglophone, de William Burroughs ou de Will Self, perd ses repères et ses prises.
Pour Fonds perdus, le petit dernier, il est nécessaire de préparer ses bagages avant de prendre la route. Mettez-y le Face à Pynchon publié par les éditions Incultes et le Cherche-midi, un collectif réunissant, entre autres, Elfriede Jelinek, Don DeLillo, Claro, Percival Everett ou Pierre Senges, casez-y toute son œuvre romanesque, ses essais et, surtout, un ordinateur équipé d’une haute connexion web. Car si Fonds perdus est une invitation au voyage, celui-ci promet une immersion à la marge totale de New York et du World Wide Web. En imprimerie, par ailleurs, le fond perdu désigne précisément cette marge dans laquelle l’imprimeur peut noter des informations. Le roman de Pynchon procède ainsi : de l’information en continu, comme le dirait Maxime, la protagoniste, « que des questions, pas de théorie ». Alors, à vos dictionnaires techniques, à vos encyclopédies, avec Pynchon, direction le Web Profond.
« Dans la conception du monde de Pynchon, pire que le complot mondial, il y a la peur de n’être l’objet d’aucun complot. Pire que la volonté entropique d’anéantissement, il y a l’idée d’être simplement et librement à la dérive, à l’écart de tout plan et de tout complot. La paranoïa de Pynchon parcourt toutes les strates, de la sphère privée à l’échelle cosmique. Cette littérature est une littérature des conspirations, des labyrinthes ». (Elfriede Jelinek, « Derrière les gravats et le désordre du monde », Face à Pynchon, collectif Lot 49, Inculte, Le Cherche Midi).
New York et la toile
Westlake, cité en exergue du roman, fait de la Grosse Pomme le « suspect énigmatique » de toute enquête policière. New York, il est vrai, ne se laisse pas appréhender facilement : la ville fourmillante tisse une fiction aux intrigues multiples, aux embranchements nombreux. Tout y semble menaçant, sur le déclin. Cependant, le tour de force du roman ne tient pas seulement dans la représentation de la mégapole, mais dans la superposition qu’elle forme avec le Web. Une échelle de grandeur se construit, par laquelle New York rapetisse au profit de cet univers parallèle et numérique. Le premier roman de Pynchon gravitait autour d’un mystère éponyme : le V. Ici, le mystère se trouve multiplié en la présence du WWW. Avec Fonds perdus, la littérature tente de s’approprier un nouveau domaine, celui d’internet. Cela commence par la monstration d’un New York gigantesque, monstrueux, étalon de mesure de tout un urbanisme que les dimensions du Web font brusquement sauter. Qui plus est, Pynchon double sa description du Web d’une immersion dans le Web profond, non référencé, dans lequel les complots se trament. Avec cette invention verbale, l’auteur renoue avec un thème central de la culture américaine : celui de la border, la frontière entre l’est et l’ouest, la terre et l’espace, etc. Ce Web Profond est en passe de se faire annexer par les meneurs du « capitalisme tardif ». Seulement, la littérature vient indexer cette terra incognita dans un exercice virtuose de reconquête.
Fiction paranoïaque
Comme l’affirme l’un des personnages du roman, « la paranoïa est l’ail dans la cuisine de la vie ». Pynchon en fait sa poétique. Le plot anglais trouve dans le complot sa forme, en multipliant les intrigues, les personnages, les labyrinthes. Alors qu’un auteur tel que DeLillo, son exact contemporain, tente par la fiction d’éclaircir ces cabales, d’en faire, comme il le dit, des « contre-récits », Pynchon les exagère. À l’outremonde delillien, où la société est régie par des forces souterraines, répond la paranoïa de Pynchon, s’entend : ce qui se passe « au-dessus de nos pensées » (para-noos). Ainsi, la CIA, le FBI ou les terroristes deviennent, dans Fonds perdus, autant de mauvais augure dont les trajectoires et mouvements restent à décrypter.
Langage et technique
Pynchon, afin de servir cette poétique de la paranoïa et s’approprier le domaine internet, déploie un langage technique autant qu’une haute technicité du langage. D’un côté, l’auteur pousse à l’extrême la nomination, moins pour montrer la complexité du monde que pour aller contre elle. Tout y passe, dans sa fiction : le lexique médical, chimique, celui de la micro-informatique, celui de l’astrophysique, etc. Pynchon dévoile, par le déploiement et la précision de son vocabulaire, une vision stratifiée du monde. En cela, bien entendu, son projet romanesque s’apparente parfaitement à celui d’un scientifique, à ceci près que son champ d’investigation va du micro au macroscopique. D’un autre côté, le langage lui-même se trouve transformé par la technique, que l’on pense à ses fameux néologismes – la traduction de Nicolas Richard, à ce titre, est brillante – ou cette polyphonie narrative par laquelle, d’ailleurs, l’auteur ne cesse de creuser un peu plus son identité véritable. L’avancée véritable du roman, cependant, tient particulièrement dans la reprise romanesque du lexique geek et de la variation sur le thème de la border. Notons que la présence du Web dans la littérature contemporaine demeure relativement rare, au regard de son importance accrue dans le quotidien, à quelques exceptions près cependant, et non des moindres : en France, Olivier Hodasava et son roman Éclats d’Amérique, le tout nouvel essai de Vikram Chandra Geek sublime. Une vision esthétique, littéraire, mathématique (et pleine d’autodérision) du codage, ou encore le collectif réuni autour du site Zone d’écriture sur le thème « les écrivains, la science et la technologie ».
« Maxime ne tarde pas à errer de-ci de-là, cliquant sur tout, visages, détritus au sol, étiquettes sur les bouteilles derrière le bar, moins intéressé au bout d’un certain temps par la destination qu’elle est censée atteindre que par la texture de la quête elle-même. Selon Justin, Lucas est le créatif de l’équipe. Justin est celui qui l’a transcrit en code, mais le design visuel et sonore, l’intense brouhaha en écho du terminal, la profusion de teintes hexadécimales, la chorégraphie de milliers de figurants, chacun dessiné de manière unique et avec minutie, chacun assigné à une mission particulière ou parfois tout simplement en train de flâner, les voix non robotiques avec une attention incroyable apportée aux intonations régionales, tout cela est l’œuvre de Lucas ».