Jean-Pierre Le Goff sociologue et philosophe nous livre ici à travers un récit autobiographique une belle réflexion sur la jeunesse, celle de ceux qui aujourd’hui ont plus de 60 ans et virent la France du Général trembler dans le premier semestre de 1968. Mais ce phénomène peu ou prou toucha les pays occidentaux en l’espace d’une à deux années.
Ce que nous raconte Jean-Pierre Le Goff est à la fois un récit sociologique à travers son autobiographie et un résumé de son parcours philosophique. Son enfance se déroule près de Cherbourg, son quartier, sorte de village comme l’ont connu ceux nés dans les années cinquante, où dans un espace de 500 m tout le monde se connaissait et au-delà commençait la vastitude un peu inquiétante du monde. Cette enfance qu’il nous décrit dans une ville au sortir de la seconde guerre mondiale avec sa reconstruction, ses baraques et ses bunkers ou les enfants s’amusaient à la « petite guerre » refaisant un conflit que beaucoup de leurs pères avaient évité, aurait pu se dérouler à Brest, Lorient ou Saint-Nazaire tant les conditions d’existence étaient similaires.
Cette enfance se déroule dans la classe moyenne déjà distincte de la paysannerie et du milieu ouvrier, à la lisière de la petite bourgeoisie. Cette classe moyenne en pleine expansion découvre la société de consommation dans le miracle des Trente glorieuses avec le plein emploi et la mise à disposition de biens de consommation qui modifient peu à peu la place des femmes sans la famille. Cette classe ambitieuse, sans doute motrice de l’Histoire, rêve par désir substitué d’ascension sociale de la réussite de ses enfants et leur imagine un avenir meilleur par le chemin des études qui, sous la poussée démographique, s’ouvre aux plus méritants et aux filles. Si cette période semble bénie, L’Empire colonial lui se désagrège peu à peu à travers des épisodes sans gloire : un mélange de sérénité sociale engoncée dans un carcan de morale d’une autre époque et d’orgueil blessé. Avec le Général aux commandes, la France veut toujours jouer un rôle parmi les Nations et se rêve un autre avenir à coups de prouesses techniques : Bombe thermonucléaire, Caravelle, Paquebot France et usine marémotrice.
Le passage des GI’s et des Tommies a ouvert aux jeunes Français la porte d’autres cultures, le Bop, le Rhythm and blues et enfin le Rock père de la contreculture. Ce que nous raconte Jean-Pierre Le Goff c’est le caractère prégnant de la morale sur les mentalités par l’action de l’Église catholique encore très active par le catéchisme, les patronages et la confession. Il est curieux d’entendre parler des blousons noirs, cette jeunesse prolétarisée des années 50-60, peu conscientisée sur le plan politique qui exprimait dans un défi violent (rixes, alcool, vitesses) un certain nihilisme social. On ne peut s’empêcher d’en faire le rapprochement avec ces jeunes dits des « quartiers » que nous avons du mal à comprendre.
Au travers de sa vie d’adolescent, de bachelier puis d’étudiant, l’auteur nous décrit le désir de plus en plus profond de cette jeunesse surtout pour les plus éduqués pour plus d’autonomie, de liberté non seulement sociale, mais aussi de liberté du corps, du rejet des vieux habits du « Vieux monde ». Mai 68 commencé le 22 mars (occupation de la Cité universitaire des filles de Nanterre) et sans doute déjà un peu avant n’a pas été une Révolution au sens de 1789 ou 1848. Il y eut d’ailleurs et c’est fort heureux très peu de victimes. La médiatisation des barricades par les médias fit croire un temps fort bref à un début de guerre civile dont personne ne voulait.
Le pouvoir de De Gaulle s’effilocha, laissant la place à une nouvelle gouvernance. Mais au-delà des images d’Épinal, ce qui est tombé ces semaines-là ce sont un certain nombre de carcans moraux dont l’autorité du Pater Familias (du père de famille au Général), ces « spectacles » au sens de Debord, ces rapports humains médiatisés par des images. En ce sens Mai 68 fut le début d’une autre époque qui aboutit à la banalisation de la contraception, à la libération des mœurs dont nous pouvons juger à ce jour les bénéfices, n’en déplaise aux « bien-pensants ». Une phrase accroche dans le livre, elle est du professeur de philosophie de l’auteur en classe terminale (Jean Van den Berg)
L’homme authentique est conscient de son existence et vit avec le sentiment inquiétant de l’inachevé… il n’accepte jamais une situation. Il est sans cesse mourant et il meurt à chaque instant. Celui qui meurt sans cesse renaît aussi sans cesse.
LA FRANCE D’HIER. RÉCIT D’UN MONDE ADOLESCENT DES ANNÉES 50 À MAI 68, Jean-Pierre Le Goff, Éditions Stock. 288 pages. 21.50 €.
Philosophe de formation, sociologue, Jean-Pierre Le Goff est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Mai 68 : l’héritage impossible, La fin du village et, chez Stock, Malaise dans la démocratie.