FRANCESCA SOLLEVILLE, SES ANNEES BAM EN COFFRET

Depuis plus de 60 ans, Francesca Solleville fait figure d’outsider dans la chanson française. Mais cela ne l’a pas empêchée de mener une carrière riche et constante, qu’elle poursuit actuellement au sein du label EPM. En 2019, sortait ainsi son dernier album en date Les treize coups de minuit, composé du même nombre de titres phares issus de son répertoire. Le 4 septembre dernier, EPM a dévoilé le coffret Récitals, qui rassemble tous ses enregistrements réalisés entre 1959 et 1972 au studio des éditions BAM.

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Nathalie Fortin au piano et Francesca Solleville. Photo: Violaine Parcot.

Dès ses premières années, la vie de Francesca Solleville fut mouvementée et riche en rebondissements. Née en 1932 à Périgueux en Dordogne, elle grandit à Paris et eut une enfance marquée par les troubles de la seconde guerre mondiale et les déchirements des deux côtés de sa famille. Sa mère Lidia Campolonghi, militante antifasciste recherchée par la dictature de Mussolini, quitte son pays pour s’installer en France. Elle y épouse le futur père de Francesca, Pierre Solleville, un Gascon venant de Marmande (47). Ce dernier, quand à lui, est issu d’une famille de conservateurs et affirme son soutien au maréchal Pétain, après la déroute de l’armée française et l’armistice de 1940. Il n’en fallait pas plus pour que le couple finisse par se séparer après 12 ans de vie commune. Mais afin de se débarrasser de son ex-épouse et éviter un divorce sanglant, Pierre Solleville choisit de la dénoncer aux autorités dans une tribune du journal Gringoire. Cet évènement marque durement la jeune Francesca, en même temps qu’il commence à lui forger sa conscience sociale.

Au sortir de la guerre et de longues années d’exil passées à Marmande, Francesca Solleville commence à développer un intérêt croissant pour la chanson populaire. Cette passion naît en 1945, année où sa mère l’emmène à un concert donné par une future grande dame de la chanson : Edith Piaf. Ce fut un choc artistique et une révélation pour la jeune fille de 13 ans, frappée en plein coeur par la sensibilité de l’artiste. Peu de temps après, elle fait ses premiers pas dans la chanson en participant à un radio crochet, à l’occasion duquel elle interprète le fameux « Mon légionnaire », enregistré précédemment par la Môme. Entre temps, elle se réinstalle à Paris et sa mère, pianiste classique, lui transmet sa passion pour le répertoire lyrique de compositeurs comme Claudio Monteverdi et Robert Schumann. Des œuvres que la jeune fille interprète alors dans les salons de la bourgeoisie et qui l’amènent même sur la scène de la Fenice de Venise. En parallèle, elle s’inscrit en faculté de lettres à la Sorbonne et rejoint également les choeurs de Radio France.

En 1959, la chanson prend une place plus importante dans sa vie, quand elle commence une collaboration avec le compositeur Philippe Gérard. Ce dernier a notamment créé la musique de « Pour moi toute seule » (1945), l’une des premières chansons d’Edith Piaf. Il convainc la jeune chanteuse de se produire à la Mutualité de Paris, avec deux textes de Louis Aragon qu’il a lui-même mis en musique, dont « La rose du premier de l’an ». C’est à cette occasion qu’elle croise la route de Léo Ferré, qui dévoile ce jour-là sept chansons alors inédites de son répertoire. L’artiste cherche alors une interprète pour sa mise en musique de « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », le célèbre poème d’Aragon. Séduit par la performance de Francesca Solleville, il lui propose alors une collaboration qui fera d’elle la première interprète de ce texte. Elle le chantera avec neuf autres mises en musique de Ferré sur Aragon, pendant les concerts du chanteur à la Mutualité, devant un public avec lequel elle noue immédiatement une relation forte. Et au cabaret La Colombe, elle fait la connaissance de l’auteur-compositeur-interprète Michel Valette, qui l’engage immédiatement et l’aide à monter son répertoire.

Puis par l’intermédiaire du chanteur Jacques Douai, elle rencontre Albert Lévi Alvarès, propriétaire des éditions BAM (la Boîte à Musique), en face duquel elle interprète son nouveau répertoire. Conquis par la jeune chanteuse, ce dernier la signe sur son label et peu après, sort son premier 45 tours. Débute alors une collaboration fructueuse, donnant lieu à une centaine de chansons qui installent progressivement Francesca Solleville dans le paysage de la chanson française. C’est cette même période que célèbre le label EPM dans le coffret Récitals, qui présente l’ensemble de ses morceaux enregistrés entre 1959 et 1972.

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Pochette du « Récital n°1 » de Francesca Solleville. Photo: Robert Planet.

Sur le plan temporel, on remarque que toutes ces chansons gravées au studio BAM sont contemporaines des productions des artistes « yéyé », qui ont fait les beaux jours de l’industrie musicale française des années 60. Cependant, on constate d’emblée que la chanson de Francesca Solleville va à contre-courant de cette mode musicale d’alors, qui est inspirée principalement des répertoires populaires américains ou anglais et dans laquelle elle ne se retrouve pas. En effet, sa ligne artistique et poétique s’inscrit en partie dans l’héritage de la chanson réaliste, comme en témoigne notamment le ton argotique des paroles de « Les Tuileries ». Un répertoire auparavant exploité depuis les années 40 par des artistes comme Edith Piaf et également retravaillé pendant les deux décennies suivantes par les artistes des cabarets de la rive gauche.

Le premier cd de ce coffret rassemble ainsi les morceaux de ses trois premiers récitals, dont le premier sortit en mai 1962. Ce dernier s’ouvre sur « Le tourbillon », la fameuse chanson de Serge Rezvani que Jeanne Moreau immortalisa dans le film Jules et Jim de François Truffaut. Un morceau inspiré en partie des moments joyeux que Francesca Solleville passait à l’époque, au quartier Pigalle, avec la célèbre actrice et son mari Jean-Louis Richard… parfois en compagnie d’un certain Boris Vian. En effet, dès ses débuts en 1959, elle fréquenta assidument ce milieu chaleureux des cabarets parisiens, dont le spectre continue de fasciner aujourd’hui plusieurs générations de chanteurs. Comme ses pairs, Francesca se produisait chaque soir dans trois cabarets de la capitale. Pour elle, ce sera la rive gauche avec La Contrescarpe, Au Port du Salut et L’Ecluse (où la grande Barbara avait aussi ses quartiers).

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Catherine Sauvage et Francesca Solleville. Photo: collection privée.

C’est dans ce microcosme culturel qu’elle fit de multiples rencontres marquantes, parfois déterminantes dans son parcours. Parmi elles, figure le poète Pierre Mac Orlan, dont elle interpréta plusieurs textes mis en musique par Philippe Gérard. On y trouve notamment le malicieux « Souris et souricières », une chanson parodique de comptine pour enfants. La joyeuse irrévérence qu’elle y dégage rappelle presque la « Lettre ouverte à Elise » de son amie Anne Sylvestre, qui débuta en même temps qu’elle. De même, Francesca Solleville a également côtoyé Cora Vaucaire, avec laquelle elle partagea une tournée commune en Bretagne dans le cadre des Jeunesses musicales de France.

A l’égal de ses consœurs et confrères, l’artiste incarne ses personnages avec un beau sens dramatique et surtout une passion vibrante, qui n’a d’égal que son extrême sensibilité. Dès ses 13 ans, elle apprit ainsi à transmettre ses émotions au moyen du chant, en prenant notamment exemple sur Edith Piaf, sa première inspiration en matière de chanson populaire. Mais dans le même temps, elle estime également devoir ce sens de l’émotion aux cours de chant lyrique qu’elle reçut dès ses 16 ans auprès de la cantatrice soprano Marya Freund. Cette dernière l’a d’ailleurs encouragée dès le début à poursuivre sa carrière de chanteuse, avec un soutien sans failles.

« J’ai toujours ressenti intensément les émotions quoi que je chante comme j’ai pu l’observer chez Piaf. Transmettre les émotions est ce en quoi je me considère comme chanceuse, car la vie ne vaut d’être vécue sans émotions. ».

(Propos recueillis par David Desreumeaux, voir livret du coffret « Récitals »).

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Francesca Solleville en 1974 à la Maison de la culture de Grenoble. Photo: archives MC2.

Pour son premier 45 tours (1959), Francesca Solleville enregistra sa première version de « La rose du premier de l’an » avec le compositeur et pianiste Philippe Gérard. Construite autour d’un délicat piano/voix, son esthétique rappelle le passé lyrique de l’interprète et sa forme évoque autant les mélodies de Gabriel Fauré que certains lieder de Franz Schubert. Mais très vite, l’artiste bénéficia d’arrangements plus amples, proches de ceux dont bénéficiaient des personnalités comme Juliette Gréco et Mouloudji : son Récital n°1, notamment, se pare des orchestrations de l’illustre pianiste et compositeur Jacques Loussier, auquel on doit notamment le thème de la série culte Thierry La Fronde. La plupart de ces chansons présente des instrumentations variées, alternant entre petits et grands ensembles, voire parfois de simples piano ou guitare/voix. De même, les styles musicaux exploités ne sont pas strictement identifiables et puisent très souvent dans des esthétiques diverses. Ainsi la chanson « S’il faut vivre le temps » (1966) est tour à tour construite autour d’une rythmique de ballade doo wop des années 50, puis de valse musette de l’entre-deux guerres, parallèlement à des parties de cordes très présentes et un parcours harmonique mouvant. Pour autant, c’est bien la voix de la chanteuse qui domine chacun de ces morceaux, dans une belle complémentarité avec ces accompagnements instrumentaux.

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Francesca Solleville et Jean Ferrat. Photo: collection privée.

Beaucoup des chansons réunies dans ce coffret mettent en lumière des textes fulgurants, percutants et bien souvent révoltés, à l’instar du « Condamné à mort » (texte de Jean Genet mis en musique par Hélène Martin) ou encore de plusieurs titres antimilitaristes comme « La gloire ». Ils s’accordent surtout avec la soif de justice sociale et de liberté qui agitent Francesca Solleville depuis son enfance. Une exigence humaniste qu’elle semble partager non seulement avec son mentor Léo Ferré, mais également avec Jean Ferrat, dont elle fut l’une des proches amies. Par ailleurs, il faut souligner qu’elle apporta une contribution significative mais encore trop méconnue à la profession artistique en France : en compagnie des chanteurs Marc Ogeret et Claude Vinci, elle participa en 1975 à la refonte du SFA (Syndicat Français des Artistes), menant une lutte sociale à l’issue de laquelle le syndicat obtint notamment la mise en place d’un régime de sécurité sociale pour les artistes.

De sa voix tour à tour douce ou vibrante de passion, Francesca Solleville retranscrit en outre des histoires et des destins tragiques. Ainsi, elle met très souvent en scène des protagonistes opprimés ou victimes des atrocités de la guerre. Ainsi dans « La petite juive » (1966), reprise de Maurice Fanon, elle évoque le souvenir d’une petite fille dont la vie fut brisée par la Shoah. D’autres titres se font la chronique de certains des combats qui ont agité le monde pendant la seconde moitié du siècle dernier. En 1969, avec le « Viêt Nam » écrit par l’artiste Henri Gougaud, elle rejoint à sa manière le mouvement de contestation contre la guerre alors menée dans le pays d’Hô Chi Minh par les soldats américains jusqu’en 1975. La même année, sortit l’une des chansons les plus emblématiques de son répertoire et au propos toujours d’actualité : « 200 mètres ». Sur des paroles du chanteur et poète Jean-Max Brua, elle nous y fait revivre la victoire des deux athlètes noirs Tommie Smith et John Carlos au 200 mètres des Jeux Olympiques de Mexico en 1968. Et elle ne manque pas de célébrer leurs « poings gantés de noir », dressés sur les marches du podium de la compétition. Une scène mémorable aujourd’hui rentrée dans l’Histoire et qui fut immortalisée à l’époque par les photographes du monde entier, dans un contexte où le racisme post ségrégation faisait déjà des ravages aux Etats-Unis.

Dans cette galerie de personnages, les textes portés par Francesca Solleville mettent aussi à l’honneur quelques belles figures de femmes indépendantes et insoumises. C’est notamment le cas de la protagoniste de « Sachez qu’on m’appelle Mary », dont le tempérament de guerrière pourrait faire d’elle une Jeanne D’Arc des temps modernes. Ces héroïnes souvent vaillantes semblent alors révéler une certaine veine féministe, du moins anticonformiste, chez l’interprète. Sans doute tient-elle en partie cette démarche de sa passion fondatrice pour l’héroïne éponyme d’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, Elle confia effectivement avoir pris en exemple, dans son enfance, cette petite fille intrépide et débrouillarde.

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Francesca Solleville. Photo: Violaine Parcot.

En 1972, l’artiste quitte les éditions BAM et rejoint le label Le Chant du Monde, où elle enregistre plusieurs recueils jusqu’en 1983. Depuis, ses albums se sont succédés à un rythme régulier, dont le dernier Les treize coups de minuit est sorti par EPM en 2019. Et encore aujourd’hui, avant le début de la crise sanitaire, la chanteuse continuait de se produire sur scène. Une chose est certaine, Francesca Solleville estime avoir encore des choses à dire et de l’espoir à distiller, en ces temps troublés et contrastés. Et à certains égards, nombre des chansons de son répertoire gardent de leur pertinence dans le monde actuel, tant ce dernier continue de ne pas tourner rond. Autant de raisons de se plonger dans la présente intégrale et l’écouter d’une oreille attentive, en attendant de pouvoir applaudir à nouveau l’artiste sur scène…

L’intégrale des Récitals de Francesca Solleville est sorti le 4 septembre 2020 sur le label EPM. Un coffret que nous vous conseillons de placer cette année au pied du sapin…

La chanson « 200 mètres (Mexico 68) », issue de son Récital n°6 et présente dans cette intégrale, figure désormais dans la playlist d’Unidivers.

La page Facebook officielle de Francesca Solleville

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Pierre Kergus
Journaliste musical à Unidivers, Pierre Kergus est titulaire d'un master en Arts spécialité musicologie/recherche. Il est aussi un musicien amateur ouvert à de nombreux styles.

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