Franck Médioni rassemble dans un ouvrage les mots de la musique du XXe siècle

Nina Simone franck medioni
Nina Simone

Avec Les mots de la musique, à paraître aux éditions Fayard le 30 octobre 2024, Franck Médioni réunit 222 écrivains pour parler de 222 musiciens. Chacun d’entre eux a choisi un musicien ou une musicienne du XXe siècle et écrit un texte libre de quatre pages. Autant de plumes qui racontent la musique du XXe siècle.

« La musique est la respiration du monde », écrit d’emblée Franck Médioni en ouverture de l’ouvrage qu’il a coordonné et qui rassemble, pour le XXe siècle, pas moins de 222 musiciens, chanteurs et artistes, présentés par 222 écrivains. Reprenant la très belle définition de Gabriel Fauré, le préfacier estime que la musique nous entraîne « à la recherche du point intraduisible, de la très irréelle chimère qui nous élève au-dessus de ce qui est ». Et l’on sait que la musique est la respiration première du monde, couvrant toutes les cultures
et tous les âges. Mario Vargas Llosa, dans son dernier roman, Je vous dédie mon silence (Gallimard, 2025), estime que seule la musique et la valse créole peuvent unir les citoyens de son pays, apaiser les esprits, infuser la sagesse, rassembler les contraires, être un moteur de paix et de concorde. Ne dit-on pas, d’ailleurs, que la musique adoucit les mœurs ? Maître d’œuvre, Franck Médioni, biographe prolixe de Gershwin, Michel Petrucciani, Thelonious Monk (que l’écrivain Eduardo Halfon surnomme « Melodious Tonk »), Charlie Parker, Miles Davis ou Jimi Hendrix, déchiffrant cette immense partition, chiffre ainsi le destin de la musique :

« La musique… est primordiale… Elle pense le temps dans ses espaces mouvants, elle invente librement ses formes, ses architectures
arachnéennes. Elle agit en puissance, bouleverse, troue les cœurs… Elle ne console pas, elle résout. Elle creuse les mélancolies, palpe les épiphanies persistantes. Immémoriale et ineffable, elle ne dit rien ; elle ne s’explique pas, elle fait sensation.
»

Il se trouve que le XXe siècle, avec tous ses bouleversements et ses turbulences, avec toutes ses utopies et tous ses désastres, fut probablement le siècle le plus musical, et partant promis à la transcendance par l’art. Nous avons ici toutes les musiques, la classique, le jazz, le rock, le dodécaphonisme, la musique sérielle, le flamenco et même « la transe euphorique » de Steve Reich. Rostropovitch y côtoie Bob Dylan, Martha Argerich tend la main à Nina Simone, Django Reinhardt à la Callas, Charles Trenet au rock psychédélique, Georges Brassens à Nadia Boulanger, Jack Brel à Clara Haskil, et « Lenny » Bernstein à John Coltrane. On ne peut tout citer : 222 plumes au service de 222 gorges et claviers. On y verra Valérie Zenatti, à l’âge de 8 ans, sauter dans les bras de Lionel Hampton, et Richard Strauss, musicien officiel de l’hitlérisme, trembler d’angoisse pour la chair de sa chair juive, et l’on pleurera une fois de plus en entendant Ray Charles, « cette voix magnétique, bouleversée et brûlante », chanter Georgia on my mind, et puis « le Lion » David Oïstrakh avaler les couleuvres staliniennes pour la plus grande gloire de son Stradivarius, et tant de belles pages dans cet immense catalogne ; et tiens, Philippe Le Guillou nous parle de Jean Guillou qui tenait les grandes orgues de Saint-Eustache et, à travers lui, des « sortilèges de la Bretagne » ; et Franck Médioni, qui anima sur France Musique, 20 ans durant, l’émission Jazzistiques, se réservant ce musicien qu’il appelle « le colosse du saxophone » : Sonny Rollins dont il dresse un émouvant portrait. Le signataire de ces lignes, éternel amoureux d’Édith Piaf, est heureux de clamer, entre les pages de cet ouvrage monumental, sa fervente admiration pour notre Môme nationale. Après quoi, quelle bibliothèque pourrait se passer de ce dictionnaire de la musique ?

franck medioni

Sur un errr de Piaf

Édith Piaf aura marqué la chanson française à plus d’un titre, et ce que l’on retient souvent c’est sa façon si particulière de rouler le r, non pas roulé à l’espagnole, mais un r grasseyé, du fond de la gorge, comme émergeant de ses tripes. Car c’est finalement cela qui frappe : cette incroyable force des mots, ce jaillissement verbal en cataracte, avec une articulation qui surprend d’autant plus qu’aujourd’hui on n’articule guère et les mots sont susurrés ou beuglés sous forme de bouillie vocalique. Mais elle, qui s’était tant appliquée à son métier et avait même obtenu un diplôme d’auteur-parolière, elle qui fut la petite et souffreteuse Édith Giovanna Gassion, avant d’être la « Môme » et de devenir à tout jamais notre Piaf, elle qui avait débuté comme chanteuse des rues, savait bien qu’il fallait se faire comprendre pour bien toucher son public.

Chez elle tout était dans la voix. Et puis la tenue sur scène, qui avait tant surpris lors de sa tournée à New York : où étaient les flonflons et les jeux de lumière des folles nuits de Las Vegas ? Que non pas. Une petite silhouette toute de noir vêtue, aucune élégance, robe sombre sans colifichets ni bijoux, et une voix, seulement une voix, et des mains plaqués aux cuisses ou à peine s’élevant, emportées par la foule qui se presse sur les notes de sa chanson la plus emblématique, allégorie de ce que vit et a vécu Édith, si l’on songe à tout ce qui l’empêcha d’aimer, tout ce qui brisa ce cercle de bonheur où elle rêvait de s’enfermer et cette quête d’un amour qui lui sera toujours refusé :

Et je crispe mes poings,
maudissant la foule qui me vole
L’homme qu’elle m’avait donné
Et que je n’ai jamais retrouvé.

Et qu’a-t-elle chanté d’autre que l’amour ? Son plus grand succès, avec des paroles qu’elle avait composées elle-même, s’intitule Hymne à l’amour. Un chant passionné à l’homme qu’elle aura le plus aimé – « Plus je le vois et plus je l’aime », disait-elle –, Marcel Cerdan, qui fut si épris qu’il n’hésita pas, dans son impatience à la rejoindre à New York, à avancer son départ, et ce fut le vol fatal qui l’engloutit aux Açores. Mais Édith l’aima au-delà de la mort en ajoutant à son dernier couplet cette phrase qui la fit tant pleurer, et le public tout autant : « Dieu réunit ceux qui s’aiment ». Un mot qu’elle faisait traîner jusqu’au bout du souffle, jusqu’au bout de la nuit.

Et certes, on retiendra cette attitude de défi qui marqua toutes ses prestations : « Que m’importe ! » tant de fois affirmé, son « Je me fous du passé » et ce « Non, rien de rien » qu’elle fit répéter toute une nuit par Charles Dumont venu lui présenter sa chanson. Et puis cet amour ultime pour ce bel éphèbe de Théo Sarapo qui fit, chez d’aucuns, froncer le sourcil : « Avec toi je suis bien », martèle la voix rauque, rocailleuse, d’Édith, qui sait qu’elle est désormais à bout de souffle. Mais la voilà campée sur le devant de la scène et qui interpelle son public : « Ai-je le droit d’aimer ? » Et ce public qui l’aimait répondait à cette femme si faible, si usée, si digne de pitié : « Oui, Édith, tu en as le droit », et elle de clamer alors, de toute la force retrouvée de ses poumons :

Jamais rien ni personne
M’empêchera d’aimer…
J’en ai le droit, d’aimer.
J’en ai le droit…

Jean Cocteau vit en elle « une voix qui sort des entrailles, une voix qui l’habite des pieds à la tête, déroule une haute vague de velours noir », et il l’admira tant qu’il écrivit pour elle Le Bel indifférent, ce bouleversant règlement de comptes de la femme délaissée, humiliée, oubliée, et avec ce timbre rauque qu’elle savait prendre, sa gorge s’étranglant dans l’imprécation :

Tu es partout sur mon corps.
J’ai froid, j’ai chaud,
Je sens tes lèvres sur ma peau.
Y’a rien à faire,
J’ t’ai dans la peau.

Oui, Édith Piaf, disait encore Cocteau, chantait « les grandes plaintes de la nuit ». Et puis cet ange ténébreux a disparu, succombant à la maladie à l’âge de quarante-sept ans. Nous la retrouvons, en dérive, en toute fin de carrière, où sa lucidité lui fait crier à la face de la terre :

Dans la vie on est peau d’balle
Quand notre cœur est au clou
Sans amour on n’est rien du tout.

Et nous reverrons l’immense chanteuse aux 413 chansons gisant en coulisses, l’œil hagard, le bras perfusé, que l’on va traîner sur scène, derrière le rideau, l’installer devant le micro agrippé des deux mains, et Piaf, plus petite et plus faible que jamais, renaissait aux tréteaux avec une voix puissante et folle répétant encore et toujours :

C’est payé, balayé, oublié
Je me fous du passé !

Il est vrai que chaque chanson fut pour elle un défi et une rédemption : « Je me venge, d’avoir couché sur le trottoir, enfant, disait-elle. Les soirs de triomphe, je lance des éclats de rire énormes ». Et c’est ce rire de victoire, sa gouaille, sa voix d’entrailles et ses errr que nous percevons encore, soixante ans après qu’elle nous a laissés : sa chanson orpheline.

Franck Médioni, Les mots de la musique 222 musiciens du XXe siècle par 222 écrivains, éditions Fayard, 760 p., 35 €. Parution : 30 octobre 2024

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.