Frederick Exley > Le dernier stade de la soif

L’éditeur Monsieur Toussaint Louverture a déniché une pépite de la littérature américaine. Soigneusement cachée depuis 1968, année de sa parution aux États-Unis, elle est enfin traduite en français cette année. Dissimulé dans un livre magnifiquement relié, qui ferait pâlir n’importe quel e-book de jalousie, le texte de Frederick Exley est un enchantement dès la première page. Splendeur et décadence de l’Amérique.

Résumé :

Frederick Exley se défend d’avoir écrit une autobiographie et propose le terme de « mémoires fictives ». Disons que, pour reprendre un terme en vogue, son récit est une biofiction, car largement inspiré de son vécu. Entre alcool, hôpital psychiatrique, matchs des Giants et petits boulots, l’auteur retrace sous forme romancée sa vaine quête de la célébrité qui le conduira progressivement en marge de la société.

Mon avis : un roman incroyablement moderne, une prose digne des plus grands écrivains

Frederick Exley, c’est tout à la fois Balzac pour l’écriture, Bret Easton Ellis pour le côté déjanté, Frédéric Beigbeder pour l’humour… un chef d’œuvre, me direz-vous ? Peut-être…

Lire Le dernier stade de la soif, c’est s’enfermer dans un huis-clos avec l’auteur et pénétrer un univers décalé, parfois sombre et glauque, désabusé, mais plein d’humour et d’espérance. On y rencontre toute sorte de personnages décadents, blasés, fatalistes, paumés ou en pleine ascension, qui ont tous un point commun avec le narrateur : des failles et des imperfections qui les rendent attachants. Frederick Exley fait aimer ses compagnons de bonne ou mauvaise fortune, bancals et imparfaits. Le lecteur trépigne devant la rare application dont fait preuve le narrateur à rater sa vie, à se mettre dans des situations inextricables, à se détruire. On comprend, on compatit, on sombre avec lui, on prend peur devant la fascinante facilité avec laquelle une vie semble pouvoir basculer du côté obscur.

Ce récit ne se démarque certes pas par son l’originalité des aventures qui y sont relatées. D’autres écrivains ont relaté avec brio leurs aventures narcissiques, avec des variantes : la drogue a remplacé l’alcool, plus de sexe, moins d’asiles… Ce qui hisse Le dernier stade de la soif au-dessus de la mêlée, c’est son antériorité (le livre est paru en 1968) et le style prodigieux que l’auteur manie avec une rare virtuosité. La prose est précise, riche, intense et le vocabulaire est étoffé et très travaillé ; les traducteurs (Philippe Aronson et Jérôme Schmidt) ont fait preuve d’un travail remarquable pour restituer ce texte vivant et dense.

Les cent dernières pages semblent longues, car finalement il ne se passe pas grand-chose dans la vie du héros. Chaque année est un éternel recommencement, un pas supplémentaire vers la déchéance et la décadence, les matchs des Giants se suivent et (pour les novices) se ressemblent, les cuites s’enchainent et les rencontres se raréfient. Outre le fait que l’objet est absolument magnifique, les pages dégageant une douceur sensuelle, il est vivement conseillé de se procurer ce livre et de découvrir ce qui ressemble fort à un chef d’œuvre.

A conseiller si…

…vous aimez les beaux livres. Plutôt que d’acheter Premier bilan après l’apocalypse, ruez-vous sur Le dernier stade de la soif : en lui-même, ce livre est une preuve qu’aucun e-book ne pourra remplacer le papier. S’il y avait un livre à sauver du déluge, ce serait celui-là.
…vous aimez la littérature américaine : pas Philip Roth ni Jonathan Franzen, mais Hemingway et Steinbeck. Il est temps d’ériger Frederick Exley au panthéon des grands écrivains américains.

Extraits :

Arrivé à l’asile d’Avallon, Frederick Exley découvre ces visages que la nation cache et enferme, les multirécidivistes des séjours psychiatriques :

Ces récidivistes incarnaient la laideur, la décrépitude et la putréfaction. Ils avaient les yeux qui louchaient, des yeux caverneux d’insectes; leurs pieds étaient bots et leurs membres tordus – lorsqu’ils en avaient. Ces gents étaient grotesques. À présent, j’étais persuadé de comprendre : ils n’avaient pas leur place dans l’Amérique d’aujourd’hui. Cette Amérique était ivre de beauté physique. L’Amérique était au régime. L’Amérique faisait du sport. L’Amérique, en effet, élevait au rang de religion son culte du teint frais, des jambes droites, du regard clair et dégagé, et d’une séduction éclatante de santé – un culte féroce et strident.

 Hélène

[stextbox id=”info” color=”000099″ bgcolor=”66ff00″]Le dernier stade de la soif Frederick Exley, Jérôme Schmidt (Traduction), Philippe Aronson (Traduction), 448 pages, 23,50€[/stextbox]
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