Dernières nouvelles de l’au-delà > la divine comédie de Frédérick Tristan

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Chez Frédérick Tristan, maître de la langue et prince de la Fiction, l’art du roman confine (sur)naturellement à la métaphysique. Avec Dernières nouvelles de l’au-delà, il nous entraîne, entre « rêve » et « réalité » dans la fabuleuse ronde des « morts » et des « naissances ». Perdus — par le passage dans la grande Centrifugeuse —, dans le kaléidoscope du courant des formes et l’illusion de la « foultitude », ses héros se verront appeler à une « rectification du regard » : un retournement mémorial et une remontée à la source, qui participent du fameux jeu de mots grec : le souvenir (du Nom) est absence d’oubli (alêthê), qui est elle-même vérité (alêtheïa), qui est elle-même sentier divin (alê theia)… Un roman magistral, librement inspiré de la Divine Comédie, où Frédérick Tristan invite peut-être aussi « celui qui a des oreilles pour entendre » à perdre, avec lui, le sens de toute mesure possible du « réel », pour mieux contempler sa longueur, sa largeur, sa hauteur et sa profondeur, qui ne sont pas de ce monde

 

Gambier, psychanalyste de renom, reçoit un jour d’un de ses patients, le singulier Alphonse Donatien de Granville, un curieux manuscrit ; il y raconte comment il se trouve sommé d’écrire l’invraisemblable histoire d’un certain Nemo, personnage sans relief, comptable de son état, louchant sur les appâts d’une dame Gandois, épouse de militaire — et par-dessus le marché, définitivement mort !

Remettre l’envers à l’endroit

Gambier plonge dans le récit de Granville, qui se révèle vite un fabuleux théâtre, où chaque personnage, apparemment, en entraîne un autre dans la ronde — mais quel « autre » ? Et d’ailleurs qui « je », qui « moi » ? L’insignifiant Némo dont l’existence fut « un chef d’œuvre du rien », passe le témoin à l’arrogant milliardaire Frazer, qui lui-même le remet au pasteur Strawberry « trop engoncé dans la théologie » ; la pitoyable Gladys, prostituée de son état, le transmet à son tour à l’écrivain Malonne, veuf inconsolable, qui ne sait plus s’il est dans une histoire qu’il a lue ou qu’il a écrite — puis, encore, à  Marco Cesare, amoureux d’un songe qui finira par s’effilocher pour lui révéler le visage d’un souvenir d’enfance, d’« une petite fille très ancienne »… Et ainsi de suite jusqu’à la griserie et au vertige — car les « morts » et les « naissances » auxquels sont soumis les personnages apparaissent comme autant de changements d’états tout à la fois considérables et imperceptibles. Du cabinet de Gambier à la terrasse du café de nulle part ou au salon vénitien de la Boccadoro, le glissement est comparable au passage de la veille à l’état de rêve, ou du rêve éveillé au songe à dormir debout : la réalité y devient gazeuse et les logiques n’obéissent plus aux mêmes lois. Dans cette ronde tantôt macabre, tantôt burlesque, des visages viennent à tour de rôle dans la lumière, puis disparaissent, ou plutôt se transforment, se modifient tout en restant le même. Ne faut-il pas « mourir souvent pour être bien né » comme l’apprend, aux incrédules qui se demandent ce qu’ils font là, un certain officier, rescapé de bien des guerres, dont la devise est : « Ferme sur les bases » ? De vie à trépas, les dés roulent, la main passe. Et Satan conduit le bal ?

Volens nolens, nul ne semble en tout cas pouvoir échapper à la loi commune des « morts » et des « naissances » (dont l’auteur prend soin de préciser, au passage, qu’elle ne saurait être confondue avec les théories réincarnationnistes) : les uns après les autres, tous les personnages de cet étrange théâtre (ou de son double, car qui est mort ? Qui est vivant ?), devront descendre au sous-sol (la porte donnant sur l’escalier est derrière le comptoir), glisser une pièce dans le tourniquet, puis traverser la salle de bal. Ils se verront encore confrontés à la « Grande Madame » — sorte de Mère Mac Miche « qui se croit la mère du monde », mi-goule mi-ogresse —, avant d’entrer dans une mystérieuse machine, Grande Centrifugeuse dont la réparation n’est certes pas le moindre des problèmes !

Au milieu de tant de vicissitudes, de tours de manège et de coups de théâtre, la douce et matutinale figure de « Béa », aussi belle que le printemps, apparaît vite comme un guide providentiel. N’aurait-elle pas été leur premier amour ? Se pourrait-il qu’elle soit encore, au fond d’eux-mêmes, leur seul port d’attache — que cette remémoration de la source d’amour originelle pût changer la donne et modifier le jeu ? Nos héros devront expérimenter ce retournement mémorial et cette remontée à la source, dont le fameux jeu de mots grec pourrait bien donner la clef : le souvenir (du Nom) est absence d’oubli (alêthê) ; l’absence d’oubli est vérité (alêtheïa) ; la vérité est sentier divin (alê theia)…

Si le monde est une chimère, si la mort n’est plus qu’une récession, n’est-ce pas parce que tout a été mis à l’envers et que la grande affaire de l’existence est de tout remettre à l’endroit — ou plutôt de parvenir à dépasser et abolir ces oppositions ? « Depuis que la machine est devenue folle, fait dire Frédérick Tristan à l’un de ses personnages (…) le temps et l’espace se sont emmêlé, formant un inextricable nœud. Or, ce nœud est aussi une faille, une sorte de trou noir dans lesquelles les identités ont été absorbées. L’univers s’est changé en un kaléidoscope aux variations aléatoires. Rêve et veille ont perdu leur sens. Pis encore : vie et mort se sont fondues en un seul récit paradoxal ». En retrouvant sa « Béa », l’insignifiant Némo finira par refaire, guidée par elle, le voyage qui le conduira jusqu’au laboratoire du Grand Oculiste où cette rectification du regard peut enfin s’opérer en « remettant l’envers à l’endroit »…

Celle qui n’habite aucun nom

À ce stade, de bien troublants secrets vont être révélés à Monsieur Némo ! Le révérend Strawberry avait déjà eu l’intuition que, peut-être, « il n’y a jamais eu qu’un seul être humain sur la terre, une seule conscience », que tout le reste « n’est que le théâtre de son esprit » ; Némo devra encore apprendre, sans toujours bien comprendre, qu’il « n’exista jamais qu’un seul homme, qu’Adonaï créa dès la première étincelle du premier jour (…), un seul être humain à l’image du Grand Homme créé lors du bereshit », et vivant « dans un seul temps, hic et nunc », mais ayant perdu la conscience de l’Unité et croyant « voir une foultitude ». Ce n’est jamais que « le joueur de bonneteau » qui n’en finit pas de nous bluffer « avec ses manigances ». Celui-là n’est que « l’Ombre. Ou plutôt l’ombre de l’Ombre. Lorsqu’il choisit d’apparaître, il prend les formes les plus inattendues, les plus déroutantes, et, au vrai, les plus fallacieuses. Alors, les oiseaux se taisent, le gibier se cache, le soleil se couche, la lune ne se montre plus. Ce monsieur Grimace est multiple, capable de se glisser en mille endroits, épiant les uns, traquant les autres, et toujours empochant la mise. Il se veut saltimbanque de l’absolu et ne véhicule que le néant. » Némo finira par comprendre qu’il doit le rejeter pour expulser hors de lui-même ses doubles de ténèbres — et Gambier que « nous nous sommes créés un personnage, parfois plusieurs» mais qu’« au fond, nous ne sommes personne ». Vanité de la psychanalyse ; vanité du « moi » — vanité des vanités : la découverte du pot aux roses annonce le fin mot de tout. Elle rend possible l’extinction des feux, la dissipation des chimères, l’ensevelissement dans le silence régénérateur de « notre Mère à tous, la seule et unique Grande Madame, invisible à l’oeil, inscrite dans les cœurs (…) pur concentré de bonheur et d’amour » : « certains l’appellent la Vierge, d’autres Kouan-Yin, mais elle n’habite aucun nom. Elle est le vent, l’esprit, l’éclat de lune sur l’étang nocturne, l’étincelle de joie dans le regard d’un enfant. Vous voyez ? Vous voyez ? »

C’est tout vu ! Et que le lecteur se rassure : il pourra sortir du roman de Frédérick Tristan comme si de rien n’était, c’est-à-dire bien vivant, pour réintégrer l’ordre rassurant des références savantes et du « discours sur » ; pour peu qu’il soit pressé de retrouver le plancher des vaches, la stabilité de ce monde-ci, il sera libre, par exemple, de n’apercevoir dans ces Dernières nouvelles de l’au-delà, qu’une habile fiction inspirée de la Divine Comédie. Gambier — et, tour à tour chacun des autres personnages, qui n’en sont jamais que des modifications secondaires transitoires —, n’est-il pas assimilable à Dante guidé  par Béatrice (« Béa ») de « l’Enfer » au « Paradis » en passant par le « Purgatoire » ? Chaque personnage n’apparaît-il pas, au cours de ces « voyages », comme la personnification d’une passion ou d’une vertu ? Gambier, qui incarne longtemps la « raison » scientifique ne pourrait-il être assimilé lui-même à la figure de Virgile dans la Divine Comédie, avant de se laisser conduire au paradis par l’humble et douce Béatrice ? En somme, rien n’oblige ici celui qui a des yeux mais qui ne voit pas, des oreilles, mais qui n’entend pas, à dépasser le stade de la lecture allégorique d’une œuvre littéraire. Mais le lecteur qui sait (ou qui a l’intuition) que la Divine Comédie elle-même est une œuvre dont le sens profond, comme l’a montré René Guénon, est « métaphysique dans son essence » et « initiatique » (1), se verra peut-être suggérer, ici, une tout autre lecture, non moins jubilatoire que l’autre — car notre auteur, maître de la langue et prince de la Fiction, est un prodigieux romancier ! —, mais éminemment sapientielle.

Contentons-nous de noter, à cet égard, que pas un des 56 chapitres de cet extraordinaire roman ne recèle une véritable leçon spirituelle ou métaphysique, et que les 55 premiers ayant conduit le lecteur jusqu’à l’entrée d’une certaine grotte, au flanc d’une montagne située dans un jardin, au centre d’une île, le 56e lui ouvre rien de moins que la perspective de l’ascension des « états multiples de l’être »… « Le baron demanda à son compagnon d’attendre devant l’entrée tandis qu’il pénétrait dans l’amas rocheux pour avertir le gardien de leur venue. Gambier s’aperçut alors qu’un arbre colossal avait pris racine au sommet de la grotte et que ses racines l’entouraient comme pour la protéger. Cet arbre était d’une taille si élevée qu’aucun regard n’aurait pu en distinguer la cime. Une source vive jaillissait à son pied, à droite de l’ouverture de la caverne. Le chant de cette eau était si harmonieux que les oiseaux eux-mêmes se taisaient pour l’écouter. »

Que celui qui a des oreilles, entende !

Du mot qui crée au mot qui sauve

La question de savoir si Frédérick Tristan est romancier ou métaphysicien n’a que peu d’intérêt : il est évident qu’il est les deux, moins peut-être par goût du roman et de la métaphysique — comme on dirait d’un fin gourmet qu’il aime le veau Orloff et les crêpes Suzette — que parce que l’art du roman, chez lui, confine (sur)naturellement à la métaphysique. Il faut comprendre l’œuvre de Tristan comme une tentative absolument folle, et peut-être sans véritable précédent, mais nullement désespérée, d’épuiser le « réel » (ce qu’il est convenu de désigner par ce mot avant qu’on commence à douter qu’il ait le moindre sens commun). Non pas de décrire le réel (nul écrivain, à cet égard, n’est moins réaliste), ni même à proprement parler de l’explorer, mais d’en suivre les lignes de fuite pour mieux se fondre dans ses ombres et dans ses lumières, d’en épouser les sinuosités et les entrelacs pour s’immiscer entre ses paradoxes et en éprouver les subtiles contradictions — thèse, antithèse et prothèse, Masques et Bergamasques ! Ce qui intéresse Tristan ce n’est pas la « forme » (matérielle) du réel, avec sa solidité illusoire et ses vaines dimensions rassurantes ; c’est de s’abîmer dans le flux et le reflux incessant de ses miroitements et de ses sortilèges pour trouver la passe entre la combustion et le feu — c’est de perdre le sens de toute mesure possible du « réel » pour contempler, un court instant (et laisser entrevoir à son lecteur subjugué !), sa longueur, sa largeur, sa hauteur et sa profondeur, qui ne sont pas de ce monde. Un court instant, car ce vin fort n’est pas fait pour toutes veines et surtout  parce que nous sommes là, on l’aura compris, dans une littérature des confins, sur un chemin des douaniers qui va et vient d’un ordre de réalité (ou de surréalité) à l’autre, où les frontières, comme tout le reste, ont un caractère fictif et aléatoire. On pourrait craindre de se perdre dans ce qui apparaîtra peut-être comme une sorte de « jardin enchanté » à ceux qui sont sans imagination et sans courage, et qui croient que les contes sont écrits pour faire peur aux enfants ! Frédérick Tristan, pourtant, n’a jamais égaré ses lecteurs — pas plus, qu’aucun de ses héros, du Balthasar Kober des Tribulations Héroïques (2),  à Xi Fei de Tao, le Haut Voyage (3) en passant par Ali, le charpentier de L’Amour pèlerin (4). Ce qui est vrai, c’est qu’il les met toujours en présence d’un jeu divin, qui peut les éprouver jusqu’au vertige et à l’éblouissement, et qui n’est autre que la mise en roman du mystère même de la création (à moins que celle-ci ne soit elle-même une fiction et Dieu le Grand Romancier de l’Univers et des Mondes ?). Peut-être faut-il comprendre, comme ici encore avec ces Dernières nouvelles de l’au-delà, que puisque le mot crée, autrement dit puisqu’il renvoie à l’acte créateur lui-même, la seule quête qui vaille n’est autre que celle du mot qui sauve, enfoui dans le Grand Silence… ?

Jean-Marie Beaume

Dernières nouvelles de l’au-delà, par Frédérick Tristan, roman, Fayard 2007, 346 p., 22 €

Notes :

 1. Cf à ce sujet : René Guénon, L’Ésotérisme de Dante, Coll. Tradition, Gallimard

2. Frédérick Tristan, Les Tribulations héroïques de Baltahsar Kober, roman (1980), rééd. Fayard, 1999

3. Frédérick Tristan, Tao, le haut voyage, roman, Fayard, 2003

4. Frédérick Tristan, L’Amour pèlerin, roman, Fayard, 2004

 

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